Christiane Taubira : “Ma génération doit rendre des comptes”

Christiane Taubira : “Ma génération doit rendre des comptes”

Image :

Christiane Taubira, lors du vote de la loi sur le mariage pour tous, le 23 avril 2013. Crédit: Wikipedia Commons

photo de profil

Par Thibault Prévost

Publié le

Deux mois après sa démission du gouvernement, l’ex-garde des Sceaux Christiane Taubira revient pour Konbini sur les thèmes principaux de son livre Murmures à la jeunesse.

À voir aussi sur Konbini

Le 27 janvier dernier, Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, claquait la porte du gouvernement. Le désaccord idéologique avec le Premier ministre, Manuel Valls, et le président, François Hollande, qui venaient alors d’annoncer l’ouverture prochaine de la déchéance de la nationalité aux binationaux condamnés pour terrorisme, était devenu irréconciliable. Cinq jours plus tard, l’ex-passionaria de la loi sur le Mariage pour tous, qui porte désormais son nom, publiait Murmures à la jeunesse, un petit texte écrit discrètement pendant les semaines précédant sa démission.

Outre le démontage en règle de la mesure qui l’a poussée à partir (et qui vient d’ailleurs d’être abandonnée par François Hollande), l’ouvrage propose une réflexion sur les idéaux républicains, définit les contours des convictions de l’ancienne ministre et, surtout, invite notre génération à s’engager à son tour dans la vie publique. Nous l’avons rencontrée à Montréal, au milieu d’une série de conférences données au Canada, pour évoquer avec elle la place de la jeunesse dans la société française d’aujourd’hui.

Konbini | Dans Murmures à la jeunesse, vous citez Pierre Mendès-France, qui disait que “la gravité d’une question se mesure à la façon dont elle affecte la jeunesse”. Quelle est selon vous, la question la plus grave de la société française aujourd’hui ?

Christiane Taubira | C’est celle de l’avenir. Je crois que l’on ne donne pas à la jeunesse les moyens d’appréhender l’avenir. Ma génération, qui est aux responsabilités depuis tant d’années, doit aujourd’hui rendre des comptes sur ce qu’elle a fait, su faire, et sur ce qu’elle a raté de façon magistrale, sur ses difficultés à comprendre le monde et son incapacité à restituer sa complexité.

À partir du moment où on ne passe pas le relais, on ne contribue pas à ce que la génération suivante dégage elle-même son horizon. On la contraint à vivre dans le présent, à piétiner, à piaffer, à faire du surplace. C’est intolérable.

On constate depuis plusieurs années une “droitisation” du vote jeune. Vous disiez, en mars, que “les utopies sont terminées”, mais vous parlez pourtant de grands idéaux dans votre livre… Avez-vous peur que l’engagement des jeunes ne soit plus le même ?

Les utopies sont terminées dans le sens où les expériences humaines collectives ont provoqué des désenchantements terribles, mais je reste persuadée qu’on a besoin d’idéaux. C’est vrai que, d’une façon générale, massive, la jeunesse se désintéresse de la vie publique et collective. Ça ne lui est pas intrinsèque, c’est parce qu’on n’a pas dégagé de perspectives.

Vous pensez que le problème est pédagogique?

Non, je pense qu’effectivement ma génération est installée depuis trop longtemps sur la scène et qu’il faut qu’elle passe le relais. Mais pas en filant dans les coulisses, il faut qu’elle reste pour rendre compte. Il faut passer le témoin, mais il faut aussi qu’il y ait des gens prêts à le prendre.

On a l’impression que c’est difficile, pour beaucoup de dirigeants, de quitter le pouvoir…

Bien sûr ! Ceux qui animent la démocratie française n’ont pas pris les décisions avec le courage politique et moral qu’il fallait au moment où il le fallait. À savoir, créer un statut de l’élu, contenir les mandats en terme de cumul et de longévité – je pense qu’à un moment, il faut cesser de faire de la politique – tout en créant les conditions de retour à la vie professionnelle.

On constate que, n’ayant pas pris ces dispositions, il y a un avantage comparatif en faveur des énarques, des hauts fonctionnaires, qui n’ont aucune préoccupation en terme d’emploi. Il y a une exclusion de fait, même si elle n’est pas délibérée, de représentants d’autres couches de la société.

Une oligarchie, en fait.

Oui. Il y a une double captation de la vie politique : une captation de génération et une captation de catégorie sociale. On ne peut pas faire une bonne démocratie dans ces conditions-là. Nos sociétés sont plurielles, il faut créer un espace où tout cela puisse s’exprimer. Créer les conditions de la cohésion, du lien social, et travailler à l’élaboration du destin commun.

Ça commence par une pluralité de la représentation politique?

C’est une condition de la démocratie !

Selon vous, l’architecture de la Ve République montre-t-elle ses limites ?

Les institutions ont une histoire, et elle nous est révélée à la fois par leur contexte de naissance et leur évolution. La Ve République est une architecture institutionnelle pensée à un moment donné par un homme donné [le général de Gaulle, en 1958, dans un contexte de crise politique lié à la guerre d’Algérie, ndlr]. Elle avait du mérite, cette Ve République ! Elle sortait de l’instabilité de la IVe…

Vous en parlez déjà au passé…

Je n’ai jamais caché, et je n’ai pas l’intention de le renier, que j’ai milité pour une VIe République et que je continue à penser qu’il faut moderniser les institutions. Elles manquent de modernité, dans le sens où elles n’ont pas prévu d’espace pour l’expression citoyenne. Or celle-ci devenue de plus en plus riche, de plus en plus pressante, exigeante, et elle est légitime.

Internet représente-t-il pour vous un outil pour une démocratie plus directe, avec des interactions entre les citoyens et le législateur, comme ce fut le cas pour la loi Numérique d’Axelle Lemaire ?

Oui, mais c’est juste un outil. Les processus d’allers-retours, lorsqu’ils ne dépendent que de la bonne volonté [du législateur], ne sont pas des garanties démocratiques. Il faut créer un espace incontournable pour l’expression citoyenne.

Après, il faut être honnête, et dire aux citoyens qu’il ne suffit pas de débarquer avec une idée pour qu’elle soit bonne et qu’elle soit mise en œuvre. Il faut miser sur une population mûre et responsable. Je pense que la population française l’est, et c’est pour ça que je pense qu’une assemblée constituante créerait une dynamique dans la société qui permettrait de remobiliser les énergies, les ressources et les intelligences.

Il y a peut-être un désenchantement des Français vis-à vis du référendum. Celui de 2005 sur la Constitution européenne n’avait finalement pas été pris en compte.

Personnellement, j’ai fait campagne pour le “non”, parce que ce n’était pas une Constitution et que je crois qu’il faut une Constitution. J’ai voté contre et je comprends effectivement que lorsque les représentants du peuple contournent le peuple, il ne faut pas qu’ils s’étonnent que le peuple s’énerve.

Il en est de même, selon vous, pour l’usage de l’article 49-3 de la Constitution, qui permet au gouvernement d’adopter des projets de lois sans passer par un vote à l’Assemblée ?

On ne contourne même pas le peuple, là, on contourne les parlementaires et les législateurs ! C’est une confiscation du pouvoir. Il y a des violences dans la Constitution de la Ve République, le 49-3 en fait partie. Le pouvoir, c’est un exercice de violence.

Il y a une double violence, précisément : le gouvernement peut dissoudre l’Assemblée nationale, et les parlementaires peuvent voter une motion de défiance et faire tomber le gouvernement. Je pense que ces violences ne doivent pas exister dans la Constitution. Lorsque la vie démocratique est asphyxiée, ces violences ont leur place, parce qu’il y a un moment où c’est intenable et où l’on bazarde tout.

Est-ce que la constitutionnalisation de l’état d’urgence fait partie, selon vous, de ces violences ?

Non, je ne la mets pas au rang des violences. Les violences sont des dispositions constitutionnelles permanentes. L’état d’urgence, par nature, n’est pas permanent. Ce qui est constitutionnalisé, c’est le cadre dans lequel l’état d’urgence peut être prononcé. Est-ce qu’un pays a besoin d’un état d’urgence ? Hélas, mon expérience du pouvoir me conduit à dire que oui.

Ensuite, comment on pense l’état d’urgence, comment on le gère, comment on le met en place sans violer les libertés individuelles et publiques, c’est un autre sujet. C’est la responsabilité du pouvoir et la maturité de la société. Une société se fait priver de ses libertés lorsqu’elle ne donne pas les signaux de son attachement à celles-ci.

Vous trouvez qu’il n’y a pas eu assez de contestation ?

Avant l’état d’urgence, il y a eu la loi Renseignement. Dans la société, que s’est-il passé ? Il y a eu des inquiétudes, des protestations, mais à quel moment a-t-on eu le sentiment que la société faisait remonter : “Nous sommes d’accord ” ? Ce que je demande, c’est un attachement aux libertés, c’est dire : “Vous, vous êtes au pouvoir, débrouillez-vous pour faire les choses de manière à ce que nos libertés soient préservées.”

Désolée, mais pour faire du renseignement efficace, il faut toucher aux libertés. En tant que garde des Sceaux, je ne suis pas rentrée dans cette mystification qui consiste à dire “on ne va pas toucher à vos libertés, on va faire de la surveillance, on va vous sécuriser…”

Je dis que pour assurer la sécurité, il nous faut effectivement de la surveillance, mais qu’elle doit être encadrée, et nous devons vous donner à vous, citoyens, les moyens de la vigilance. On a créé un cadre juridique de la surveillance, qui n’existait pas avant, et on a mis en face des moyens et des dispositifs de contrôle. Dans la loi, tout citoyen peut saisir le conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, en référé-suspension. C’est-à-dire qu’il doit se réunir dans les quarante-huit heures pour suspendre éventuellement des mesures de surveillance.

Votre livre formule une invitation à l’engagement et, d’une certaine façon, à l’hédonisme. Comment les jeunes pourraient-ils avoir envie de chanter et danser, comme vous l’écrivez, alors que beaucoup ont l’impression qu’on les a laissé tomber, quand on ne les prend pas de haut ?

Tout d’abord, parce que c’est un attribut de la jeunesse, un privilège, et elle aurait tort de s’en priver. Je ne la traite pas de haut en lui disant de s’approprier le monde, au contraire. C’est parce que j’ai une très grande estime pour elle que je place le défi à ce niveau-là. Si j’avais du mépris pour elle, je lui dirais : “Battez-vous pour que le Smic passe de 10 à 11,50 euros.

Je pense que la jeunesse est capable de s’élever et d’entendre que le monde est à portée de ses mains. Je ne lui dis pas d’avancer à la hauteur de ses genoux mais à la hauteur de ses yeux, de sa tête, de son cerveau, de son esprit, de son cœur. Et je ne lui dis pas que c’est simple, je lui dis bien qu’il faut se battre !

La jeunesse est capable de ne pas s’accommoder des inégalités, et c’est le premier combat. Ce qui caractérise le monde actuel, ce sont les inégalités. On sait qu’effectivement, la rente s’est consolidée, que le patrimoine s’est isolé et renforcé et qu’il y a de plus en plus de difficultés à construire sa vie.

Est-ce que l’on se bat individuellement pour soi ou est-ce que l’on considère qu’il n’est pas concevable , au XXIe siècle, de vivre dans un monde où la jeune génération est traitée de cette façon, où il y a les fameux 1 % qui détient 60 % des richesses, où il y a une telle accumulation de richesses d’un côté et une telle misère de l’autre ? On peut s’accommoder de ce monde-là. Vivre sa vie. Se battre pour des augmentations de salaire, pour des améliorations de prestation sur son lieu de travail. Construire sa vie de famille, et vieillir comme ça. On peut ! Je parle à celles et à ceux, et ils sont nombreux, capables de penser le monde et de dire qu’ils ne veulent pas vivre dans un monde pareil.