Hippies, CIA et recherche médicale : le demi-siècle chaotique du LSD

Hippies, CIA et recherche médicale : le demi-siècle chaotique du LSD

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Par Thibault Prévost

Publié le

Banni des labos depuis l’instauration de la “War on Drugs” américaine en 1971, le LSD et ses effets commencent enfin à être étudiés scientifiquement. 

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Si on vous dit LSD, il y a plus de chances que votre esprit s’aventure vers les vertes prairies naturistes de Woodstock, les studios cosmiques de Jefferson Airplane, de Jimi Hendrix et des Beatles ou du côté des rayonnages interdits de Terence McKenna et Timothy Leary que vers les laboratoires de recherche et les publications scientifiques les plus rigoureuses. Dire que le diéthylamide de l’acide lysergique (maintenant vous savez) — synthétisé dans la plus belle expression de la sérendipité scientifique par le chimiste Albert Hofmann en 1938 — a mauvaise presse, c’est être partisan de l’euphémisme.

Car depuis la première prise expérimentale (c’est-à-dire volontaire, la première ayant été accidentelle) de 0,25 milligramme de la substance par son créateur, en 1943 , la connaissance des effets du LSD s’est longtemps résumée à une exploration aveugle. Depuis quelques années, pourtant, un voile commence doucement à se lever et l’acide n’est plus uniquement synonyme de buvard et de full moon party à Goa mais bien de potentiel traitement contre certaines maladies mentales.

Après presque un demi-siècle d’usages incontrôlés — tant de la part du grand public que de certains gouvernements —et sa diabolisation au regard de la communauté scientifique, les études sur l’un des composés chimiques les plus fascinants de l’histoire des neurosciences fleurissent à nouveau. Et voilà pourquoi, deux ou trois fois par an, vous voyez passer un nouvel article teinté d’ironie vantant les mérites de la substance — “c’est la science qui le dit” — et accompagné d’une photo du Big Lebowski en kaléidoscope.

Le LSD, une orgie d’activité cérébrale

La dernière en date, publiée le 11 août dans la revue Language, Cognition and Neuroscience, a par exemple conclu que la substance altère la sémantique de notre cerveau et nous place dans un état hyper-associatif, qui nous permettrait d’atteindre plus rapidement des souvenirs ou idées enterrés au fond de notre boîte crânienne. Et c’est loin d’être la seule preuve du caractère presque divin du LSD : ces cinq dernières années, des études menées par les universités américaines NYU, Johns-Hopkins, l’université de l’Alabama et l’Imperial College de Londres ont permis de constater que la substance rendait, pêle-mêle, “plus empathique et paisible” (et réduirait les risques de violence domestique pour des sujets à risque), “augmenterait le bien-être psychologique à moyen et long terme” , permettrait de lutter contre l’alcoolisme et aiderait les patients en fin de vie à gérer l’angoisse de la mort.

À mesure que les résultats sont publiés, d’autres universités se penchent sur la substance, telles que l’université californienne UCLA ou l’université de Zurich. En guise de LSD, trois lettres trop connotées politiquement, les chercheurs utilisent de la psilocybine.

Mais de toutes ces études, la plus ambitieuse est probablement celle publiée le 12 avril dernier dans Proceedings of the National Academy of Sciences par le chercheur Robin Carhart-Harris et l’iconoclaste psychiatre britannique David Nutt, viré en 2009 du poste de conseiller en drogues du gouvernement travailliste de Gordon Brown pour avoir défendu l’étude médicale des substances psychédéliques comme la MDMA et le THC : grâce à leurs travaux, basés sur l’IRM et la magnétoencéphalographie (MEG), on sait désormais exactement ce qui se passe dans notre cerveau lors de la consommation de LSD. Et les résultats, explique Nutt, “sont à la neuroscience ce que le boson de Higgs est à la physique des particules”.

Les images sont ébouriffantes : contrairement à ce que l’on supposait, le LSD ne stimule pas une zone particulière de notre cortex mais défonce les murs qui compartimentent nos pensées et perceptions. Les réseaux neuronaux se fondent les uns dans les autres, faisant fonctionner presque toutes les zones de l’organe simultanément. Une orgie de neurones qui génère, entre autres, les effets de synesthésie (le mélange des différents sens), et la capacité de percevoir notre propre activité cérébrale, sans pour autant être capable de se la représenter. Une étude cruciale, qui vient pallier un demi-siècle de stigmatisation de la recherche médicale de la substance diabolique.

40 000 sujets testés, puis plus rien

Comme l’expliquent deux longs papiers en forme de jeu de piste du New Yorker et de Popular Science, respectivement parus en 2015 et 2013 — preuve supplémentaire de la résurrection de la substance dans les cercles scientifiques —, l’ensemble du paysage scientifique lié à l’étude du LSD depuis sa découverte offre au regard un drôle de relief, mélange de passion dévorante et d’ignorance volontaire.

Dans les années 1950 et surtout 1960, avec l’appui de figures comme Timothy Leary ou Aldous Huxley (oui, celui du Meilleur des mondes), qui consacrent des ouvrages laudateurs décrivant par le menu leurs trips psychédéliques, la psychiatrie se passionne pour la substance d’Albert Hofmann, en qui elle voit une véritable foreuse chimique pour la géologie de la psyché. Selon Popular Science, entre 1950 et 1963, 40 000 personnes testeront ainsi le LSD dans différentes laboratoires et cliniques pour tenter de déchiffrer l’énigme de son influence sur le cerveau, ou simplement offrir à de riches clients une expérience mystique garantie.

L’ébullition finit par taper dans l’œil de la CIA, qui pense alors que le LSD est à la fois un sérum de vérité et un outil de contrôle de l’esprit. Entre 1953 et 1964, dans le cadre du célèbre programme illégal MKUltra, l’agence expérimente n’importe comment sur des civils, des prisonniers, des fonctionnaires et même ses propres agents, qui s’empoisonnent entre eux en guise de passe-temps. Face au manque de résultats et au scandale, qui éclate à la fin des années 1960, la CIA annule tout et détruit une partie des documents en prévision des enquêtes.

Dans la foulée, en 1971, le président Nixon, échaudé par les tests et en mal de solutions pour diaboliser les minorités militantes des droits civiques, lance la “War on Drugs” : le LSD, comme la MDMA, la psilocybine, le DMT et la marijuana — cherchez l’erreur — sont classées “Schedule I“, la catégorie de substances la plus dangereuse, ce qui les rend quasiment impossibles à obtenir légalement, même dans le cadre de la recherche scientifique.

Pendant presque trente ans, aucun laboratoire ne se risquera à demander du LSD à la Food and Drugs Administration (FDA), sous peine de voir ses demandes superbement ignorées ou sa réputation brisée. La diabolisation fonctionne: en Europe comme aux États-Unis, l’étude psychothérapeutique des substances narcotiques sur les êtres humains disparaît totalement du radar scientifique, alors que l’étude sur les animaux se poursuit, tant bien que mal.

“Lever les obstacles à la recherche”

Il faudra vingt ans de silence complet pour qu’une nouvelle génération de chercheurs tente, timidement et avec les moyens du bord, d’explorer à leur tour les sentiers laissés en friche par leurs prédécesseurs. En 1995, la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (MAPS), l’une des seules associations dédiées à ce champ de recherche ayant les fonds suffisants pour traverser le bourbier administratif, publie le résultat de cinq années de recherche sur le LSD et la MDMA menées entre 1988 et 1993. Il faudra encore près de dix ans avant que la psychothérapie n’ose à nouveau se confronter à l’acide.

En juillet 2006, Roland Griffiths, psychiatre de l’université Johns-Hopkins, balance un énorme pavé dans la mare d’acide en publiant dans le journal Psychopharmacology une étude sur les effets au long terme de la psilocybine sur l’être humain, concluant que la substance “occasionne des expériences similaires à des expérience mystiques spontanées” ayant “une importance spirituelle et un sens personnel significatifs” et engendrant “un impact positif dans l’attitude et le comportement” des sujets. Une position inédite depuis presque quarante ans. Depuis, Roland Griffiths est devenu l’une des célébrités de son champ de recherche et donne même des conférences TED pour réhabiliter l’étude des acides. Sans son étude, les résultats historiques de cette année n’auraient peut-être jamais vu le jour.

Alors que les groupes de travail se multiplient, la communauté scientifique commence à pousser les organisations internationales à faire évoluer la loi sur le LSD et la psilocybine.

En janvier 2015, David Nutt — encore lui — se fendait d’un texte dans la revue PLoS Biology exhortant le gouvernements locaux et les Nations unies à rétrograder toutes les substances de catégorie Schedule I en Schedule II — la catégorie de la cocaïne, entre autres —, ce qui permettrait aux chercheurs de les étudier tout en les maintenant illégales à la consommation.

Pour David Nutt, il s’agit de “lever un obstacle vieux de 50 ans” et utiliser, enfin, cette “super autoroute vers l’inconscient”, comme l’appelle le chercheur. Avec, au bout de la route, une nouvelle cartographie de l’inconscient.