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Bridgewater, l’entreprise où tous les employés se notent les uns les autres

Bridgewater, l’entreprise où tous les employés se notent les uns les autres

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Source : Bridgewater Associates et TED

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Chez Bridgewater, un grand fonds d’investissement américain, tous les employés possèdent des iPad pour s’évaluer entre eux. Des algorithmes prennent ensuite le relais… et les décisions.

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Le concept d’une vidéo TED repose invariablement sur la même mécanique : un entrepreneur, un chercheur, un penseur ou n’importe quelle personne un tant soit peu inspirante explique comment son travail rend le monde meilleur. Globalement, les discours sont consensuels, les intentions louables et on y trouve difficilement quelque chose à redire, même si le réel est toujours plus complexe qu’un storytelling minuté. Il est plus rare, en revanche, qu’une conférence TED fasse si froid dans le dos que l’on finisse par se demander si l’orateur est un despote, un visionnaire ou les deux à la fois.

Bridgewater Associates est le plus grand des hedge funds au monde, chargé de gérer la coquette somme de 160 milliards de dollars (133 milliards d’euros). C’est aussi un laboratoire où l’on s’est lancé, dans les années 1990, dans une expérience humaine et managériale radicale : les employés passent au moins une heure par semaine à se noter les uns les autres. Charge ensuite aux algorithmes d’analyser toutes ces appréciations et d’en tirer des conclusions. La finalité est de prendre, grâce à l’avis de tous, les meilleures décisions possible. Une utopie démocratique ? Pas du tout, car il s’agit d’un régime nouveau que son fondateur a surnommé la “méritocratie des idées”.

“De prime abord, ça peut faire peur”

En avril dernier, le fondateur de Bridgewater, Ray Dalio, 68 ans, a animé une conférence TED dans laquelle il dévoilait avec une transparence presque absolue (forcément) les dessous de son dessein managérial. Récemment relayée par Business Insider, la conférence est passée sous le radar des médias, pourtant si prompts à souligner et commenter l’importance grandissante des notations numériques – qui nous rapprochent chaque jour un peu plus du célèbre épisode de Black Mirror dans lequel des petites étoiles vous transforment en héros ou en damné.

Ce jour-là devant la foule, vieux chandail et chemise classique, Ray Dalio, modeste et souriant, ne versa ni dans le prophétisme optimiste d’un Jacques Attali, ni dans l’enthousiasme surexcité d’un entrepreneur de la Silicon Valley. Mais les premières phrases prononcées sont brutales :

“Que cela vous fasse plaisir ou pas, la transparence radicale et la décision algorithmique arrivent à grand pas et tout ça va changer nos vies […]. De prime abord, ça peut faire peur. Mais je l’ai expérimenté suffisamment longtemps pour vous dire que c’est une chose merveilleuse.”

Une salariée note son patron

Le multimilliardaire, qui fait partie des personnes les plus riches du monde, enchaîne sur les déboires de son passé qui ont induit le tournant algorithmique de son existence : au gré des quelques très mauvaises décisions prises dans sa vie professionnelle, Ray Dalio a fini par rédiger des centaines de notes, allant de considérations psychologiques à des analyses financières, afin de ne pas retomber dans les mêmes erreurs. Quand le progrès technologique l’a permis, il a transmuté ses notes en algorithme. Il s’est alors rendu compte que l’ordinateur réutilisait bien mieux ses petits conseils que lui-même ne le faisait.

De fil en aiguille, Ray Dalio a mis au point l’appli maison Dots Collector, qui s’utilise avec un iPad et qu’il a déployée dans son entreprise. Tous les employés, quels que soient leurs rapports hiérarchiques, peuvent doivent s’évaluer les uns les autres à coups de notes comprises entre 1 et 10 et de commentaires écrits. Tous les votes sont publics. Mieux : presque toutes les réunions et les entretiens de chez Bridgewater sont filmés. Il ne faut rien cacher, tout doit être analysé (ou tout du moins analysable).

Dans l’exemple ci-dessous, le grand chef (oui, lui aussi peut être noté) s’est vu infliger un bonnet d’âne dans la catégorie “avoir de l’assurance tout en restant ouvert d’esprit” par une employée de 24 ans.

Heureusement, ce bonnet d’âne ne concerne que l’une des dizaines de caractéristiques qu’il est possible d’évaluer chez quelqu’un d’autre. Faire autant dans la dentelle permet la collaboration la plus efficace possible entre les employés créatifs et les non créatifs, les proactifs et les attentistes, les impulsifs et les sereins, etc.

Ces milliers de notes réciproques – de chacun sur chacun et de chacun sur tout – peuvent se représenter sous la forme d’une mosaïque allant du vert (bien) au rouge (pas bien). En dézoomant beaucoup, les votes ressemblent à un nuage de points (d’où le nom “Dots Collector”). En fin de compte, chaque employé devient, dans le logiciel de l’entreprise, un ensemble de dots.

En plus d’améliorer le travail d’équipe, le système de points confère également à chacun un “capital de crédibilité”. Les employés les plus “crédibles” gagnent non seulement en responsabilités mais leur avis a aussi plus de poids quand il faut voter ou prendre des décisions. Le tout est chapeauté par des algorithmes développés, en partie, par David Ferruci, l’un des créateurs de Watson, la célèbre intelligence artificielle d’IBM, débauché en 2013 par Bridgewater.

Économie, philosophie et neurosciences

À ceux que cette “méritocratie” terrifierait, Ray Dalio avance de nombreux arguments. La légitimité est d’abord économique. Le fait que chacun puisse s’élever au-dessus de ses opinions permet d’avoir une meilleure stratégie et de se faire plus d’argent. Elle est ensuite philosophique. Le logiciel Dots Collector permet de surmonter “l’une des plus grandes tragédies de l’espèce humaine”, à savoir “les opinions arrogantes et naïves qui se révèlent fausses”.

La notation repose enfin sur une justification neurologique : une partie de notre cerveau, le cortex préfontal, a besoin de comprendre nos erreurs et nos faiblesses. Mais en même temps, une autre partie du cerveau, l’amygdale, perçoit les feedbacks des autres comme des attaques. Nous sommes donc en permanence tiraillés entre le moi intellectuel (cortex préfrontal) et le moi émotionnel (amygdale). Cette transparence absolue et algorithmique permet de surmonter ce conflit en faisant triompher le cortex préfrontal, et donc l’intelligence sur l’émotion.

Ray Dalio apporte deux petites nuances : il faut tout de même 18 mois en moyenne pour qu’un employé s’habitue complètement à la notation. Et 25 à 30 % des nouvelles recrues se sont révélées incompatibles avec Dots Collector et n’ont donc pu rester chez Bridgewaters Associates.

Des critiques ?

Le grand défaut d’une conférence TED, c’est qu’il n’y a pas de contradicteur. Il est donc légitime de se poser quelques questions. On se demande par exemple si les employés sont épanouis ou terriblement angoissés. On ne sait pas si cet outil apparemment parfait ne pourrait pas, malgré tout, être détourné par des êtres malveillants ou tout simplement très ambitieux. En 2011, le New Yorker posait aussi une autre question : il est difficile de savoir si le succès de Bridgewater est effectivement lié à ce management radical ou aux excellentes prises de décision de Ray Dalio lui-même.

En tout cas, ça ne se fait pas en douceur. Avant de devenir directeur du FBI en 2013 (et d’être démis de ses fonctions par Donald Trump en 2017), James Comey a occupé pendant trois ans des fonctions exécutives chez Bridgewaters. Évidemment, lui aussi était noté. Au journal Politico, il a déclaré que c’était la “chose la plus difficile qu’il avait jamais endurée”. Comey qui, avant Bridgewaters, gravitait dans les plus hautes sphères de la justice américaine et se confrontait déjà avec des criminels…

Au long cours et à grande échelle, Ray Dalio explique aussi que si chaque entité optimisait, elle aussi, ses décisions avec des algorithmes, l’ensemble des décisions humaines serait plus cohérent. Mais, métaphysiquement, quelle est la valeur de cette assertion ? On se souvient de Voltaire qui dans Candide critiquait la théorie de l’optimisation divine du monde développée par Leibniz. Il est tentant, ici, de remplacer Dieu par les algorithmes.

Un livre et 210 principes

Pourtant, Ray Dalio ne fait pas dans la prédestination divine. Au contraire, dans le PDF de 123 pages et 210 conseils (disponible ici) que les employés doivent lire et intégrer à leur arrivée, le patron explique qu’il se perçoit comme un darwinien “ultra-réaliste”. La nature (qu’il adore admirer) est une machine incroyable avec ses règles propres. Par extrapolation, tout le reste est machine : la politique, la société, l’économie, la psychologie, etc. Ceux qui se donnent la peine de comprendre ces règles seront les plus adaptés. L’application Dots Collector en est le parachèvement technologique.

Le 19 septembre prochain, le document interne sortira sous forme d’un livre grand public. L’ouvrage, avalisé par Bill Gates et Anthony Robbins, un auteur de best-sellers sur le développement personnel, est en prévente sur Amazon. Les internautes du monde entier lui mettront bientôt des petites étoiles et commenteront : la boucle sera bouclée.