Cynisme, humiliation, mises à mort : on a regardé les téléréalités de 2025

Cynisme, humiliation, mises à mort : on a regardé les téléréalités de 2025

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Par Théo Chapuis

Publié le

De l’entreprise, ce n’est que le discours patronal qui est repris. Et le chef d’entreprise dispose ici d’une autorité absolue sur les candidats, lesquels semblent se régaler de leur propre soumission. On se souviendra longtemps de cette jeune femme qui affirme benoitement, face à la caméra : “Quand je suis face au patron, je me sens comme une petite fille”.

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Donc oui, quelque chose nous chiffonne un peu à la télé ces temps-ci. Mais en vain : tout comme d’autres programmes de téléréalité qui paraissaient impensables quelques années avant, on s’attend à ce que cette nouvelle “grande aventure humaine” soit un succès de plus au tableau de chasse de M6, à l’instar du programme Patron incognito – dont “les quatre épisodes diffusés cette année, trois en janvier et un en mars, ont réuni en moyenne 3,5 millions de téléspectateurs et 14,4% du public en première partie de soirée” selon Pure médias. Ce qui est pas mal du tout.

Le CSA avait raison : la télé “peut contenir des images non adaptées à un jeune public”, mais là où elle se trompe c’est que ça n’a parfois rien à voir avec la violence graphique : en 2015, les Français digéreront leur dîner en se gaussant devant leurs semblables, prêts à tout et sans nul doute aux pires humiliations (on présente The Apprentice comme “le Koh-Lanta de l’entreprise”) pour décrocher… un boulot. Peut-on faire plus con ? Sans aucune hésitation : oui. Imaginons à quoi ressembleront les programmes dans dix ans.

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Finalement, Dieu n’est pas si grand

L’extrême violence, l’amour, l’empathie… Les passions génèrent l’audimat. Pourtant le plus grand succès, l’ultime téléréalité, le parangon du reality show, c’est autre chose. Broadcasté dans le monde entier lui aussi, le couronnement de centaines d’émissions qui s’emploient à montrer de-l’authentique-tellement-bien-foutu-qu’on-dirait-que-c’est-vrai existe enfin : il s’agit d’un programme entamé il y a plusieurs années, en secret, alors que le public n’était “pas encore prêt”.
Aujourd’hui, le carton est total – et global : le monde entier est hypnotisé par une émission dont le personnage central, aujourd’hui âgé de 12 ans, est filmé en permanence et jusque dans ses moindres faits et gestes par des caméras vidéo omniprésentes. Et le plus excitant dans tout cela, c’est qu’il ne le sait même pas.
L’émission (que la production préfère appeler “expérience sociologique”), nommée d’après son personnage central, s’appelle John Doe. Oui, tout comme les cadavres que la police américaine ne parvient pas à identifier : paradoxalement, les études de la chaîne ont prouvé que le public s’appropriait ainsi plus facilement le concept.
Si des milliers d’humains ont tout fait pour se montrer à travers l’entonnoir inversé de la télévision, John, lui, n’a rien fait pour cela. Au contraire. Il est le premier sacrifice humain de la reality TV : ses parents, contre une colossale somme d’argent, ont “légué” leur enfant à l’âge de ses trois ans. Depuis, l’émission pulvérise tous les records d’audience. Anniversaires, journées à l’école, après-midi football… rien n’est épargné aux millions de voyeurs qui se pourlèchent les yeux de ce concept.

Alors oui, ce concept, justement, n’est pas inédit : au siècle dernier, déjà, le cinéaste Peter Weir réalisait The Truman Show, un film dans lequel le héros, incarné par Jim Carrey, est à son insu la star d’une téléréalité. À l’époque, le film était vu comme une satire, mais surtout comme une anticipation prématurée d’un concept TV inimaginable de cruauté.
Aujourd’hui, si les rares opposants à John Doe le citent en exemple pour dénoncer l’inhumanité de l’émission, la plupart des téléspectateurs n’en ont cure et jubilent de se repaître des meilleurs moments de la vie de John, devenus de cultissimes instants télé : son premier baiser, échangé au camp d’été avec une jeune actrice employée par la production, a été vu par près de quatre milliards de téléspectateurs à travers le monde. Inutile d’ajouter que le moindre placement produit, aussi fugace soit-il, se monnaye à prix d’or.

She’s lost control

Pourquoi un tel succès ? En fait c’est assez simple. Avec la téléréalité, le téléspectateur exerce une forme d’autorité et de fatalité qui n’existent plus dans sa vie quotidienne. John, mais aussi les participants de Survival, ceux de l’Effet Lucifer, tout comme ceux de The Internship et du raffiné Qui veut dépuceler mon fils sont à la merci de la production et expérimentent une soumission comparable à celle qu’exercent les dieux antiques sur les hommes dans la mythologie grecque – à ceci près qu’elle ne frôle la perfection que dans John Doe où elle est involontaire. Fatum et destinée, vie et mort sous l’œil amusé de la société orwellienne qui ne s’est jamais autant essuyé les pieds sur le concept de vie privée.
Depuis des années déjà l’individu pense contrôler à coups de textos les pantins de ces émissions : choisir parmi deux activités, éliminer un personnage secondaire, offrir un bonus à un autre – et si ce n’est le public, la production s’en charge. C’est assez clair : le téléspectateur tire sa jouissance dans la projection d’une destinée présentée comme réelle qui ne lui est pas propre. Mais il est tellement excitant de goûter à l’omniscience de Dieu depuis son canapé. Et jouer à Dieu à travers un écran de télévision, c’est déjà jouer à Dieu.
Article co-écrit avec Louis Lepron