Comment je suis devenue une modèle Instagram

Comment je suis devenue une modèle Instagram

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Par Konbini

Publié le

L’artiste Léah Schrager nous explique son cheminement pour devenir une modèle Instagram. Pour elle, le mannequinat Instagram serait une nouvelle forme de prestation do it yourself numérique.  Léah a étudié pendant un an les techniques et les codes esthétiques de la plateforme. Dans cet essai-témoignage, elle nous en dévoile les recettes.

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Début 2015, vers la fin de mon master en beaux-arts à l’école Parsons, à New York,  j’ai conçu un projet artistique consistant à fabriquer entièrement via Internet une célébrité destinée à être connue d’ici 2020. La célébrité que j’ai commencé à créer s’appelait Ona : une femme hyper-sexy, cyberdouée, une véritable rock star.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le

Le début de ma transformation en modèle Instagram

Sans aucun budget ni aucune relation dans le milieu, je savais que les réseaux sociaux allaient jouer un rôle très important. J’ai commencé par utiliser certaines des tactiques que j’avais pu utiliser dans le passé pour d’autres projets : un communiqué de presse, un article sur le site Thought Catalog, des demandes d’articles à des journalistes. Mais ça n’a pas donné grand-chose.

C’est alors que j’ai essayé une autre approche, en me servant de ce que j’avais d’ores et déjà à ma disposition : deux comptes Instagram, chacun suivi par quelques centaines de personnes, l’un consacré à ma pratique artistique en général (@leahschrager) et l’autre dédié aux selfies et au mannequinat (@onaartist). Il était clair que les selfies que je postais sur ce dernier compte récoltaient plus de likes et que cette page se développait plus rapidement.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le


J’ai donc recherché des pages Instagram de mannequins ayant de nombreux abonnés et je leur ai demandé, via des messages directs, si elles accepteraient d’être payées pour me parler du développement de leur compte. Je n’ai eu aucune réponse. J’ai fini par écrire un message direct à une page de collection — c’est-à-dire une page avec un grand nombre d’abonnés qui poste des photos de différents modèles —, qui m’a répondu. La page était @the.buttblog, et on m’a expliqué qu’il m’en coûterait 200 dollars pour un post permanent. J’ai payé pour publier une photo de moi et, en 24 heures, mon compte avait gagné environ 5 000 abonnés. C’est ce qui a marqué le début de ma transformation en modèle Instagram.

Instagram, acteur important du monde du mannequinat

Instagram a émergé comme un acteur important du monde du mannequinat, en rassemblant différentes typologies de modèles sur sa plateforme. Les mannequins créent des pages Instagram pour présenter leur travail, pour augmenter leur nombre d’abonnés, et pour se forger un pouvoir culturel et économique. Si de nombreuses mannequins venues du monde de la mode ou des agences ont des comptes Instagram bien fournis (par exemple : @angelcandices), les mannequins Instagram s’écartent de ce modèle, car, de leur côté, elles construisent leur propre renommée sur cette plateforme sans le soutien du secteur de la mode.

Pendant plus d’un an, je me suis plongée dans le monde et l’économie des mannequins Instagram. En m’intéressant de très près aux autres utilisatrices et en appliquant leurs approches à mon propre compte, je me suis rendu compte que devenir un mannequin Instagram impliquait de s’engager dans un ensemble de pratiques spécifiques. En adoptant ces pratiques, j’ai réussi à développer mon propre profil de mannequin Instagram et à amasser plus de 380 000 véritables abonnés.

En faisant sur ma page Instagram la promotion d’un site payant sur lequel je mettais “toutes les photos censurées par Instagram”, j’ai réussi à dégager assez de revenus pour rembourser intégralement la création de contenus Instagram. J’en suis venu à envisager le statut de mannequin Instagram comme une nouvelle forme de travail et de performance indépendante, numérique et féminisée.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le


Les médias mainstream préfèrent les mannequins venues d’agence et les célébrités aux mannequins Instagram. Les mannequins d’agence sont approuvées par le système, elles sont fréquemment prises en photo par des photographes de mode réputés. Ayant été modelées par cette main masculine, elles n’ont pas besoin de se créer leur propre identité. Elles sont donc vues comme des figures plus respectables que les mannequins Instagram.

La mannequin Instagram est de fait plus dans l’entrepreneuriat, elle contrôle son image. Elle s’occupe de sa pratique artistique, de sa start-up, du marketing de sa propre marque, en amalgamant sur sa page “Instagram art” et commerce. De cette manière, elle arrive à monétiser son travail qui consiste à jouer avec les attentes de ses fans, essentiellement masculins.

Mais qu’est-ce qu’un mannequin Instagram ?

Le travail et la prestation d’une mannequin Instagram la différencient des utilisateurs lambdas du réseau social. N’importe quelle utilisatrice peut mettre en ligne des photos d’elle en bikini, mais si l’on se sert de son compte principalement dans le but de socialiser et qu’on ne travaille pas en vue d’augmenter le différentiel entre personnes suivies et personnes qui vous suivent, alors on ne peut être qualifié de mannequin Instagram.

La mannequin Instagram n’est pas sur cette plateforme pour chatter avec ses amis. Elle y cherche autre chose : se faire un nom, gagner sa vie, trouver la gloire ou l’argent, se faire voir, ouvrir ses perspectives et diffuser sa présence.

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Il faut faire la distinction entre les pages de célébrités et celles des mannequins Instagram. Par exemple, une célébrité postera une photo de plage ou encore une image où elle porte une tenue signée par un grand couturier. En revanche, une mannequin Instagram aura plus souvent tendance à poster une photo de son décolleté ou à se montrer en petite tenue, car voilà ce que ses fans veulent voir : son corps.

On peut noter un exemple de cette différence entre les mannequins du monde de la mode et les modèles Instagram en comparant deux comptes : celui de @emrata, mannequin sous contrat avec une célèbre agence forte de 7,1 millions d’abonnés, et celui de @saraunderwood, une modèle Instagram comptant 4,4 millions d’abonnés.

Mannequin d’agence

Mannequin Instagram


Les deux présentent quelques similarités et ont même travaillé ensemble. En 2013, elles ont fait une pub pour la chaîne de fast-food Carl’s Jr. @emrata a participé à de nombreuses campagnes de haute couture et a joué dans des films. @saraunderwood est d’abord connue pour son compte Instagram, puis pour avoir figuré comme playmate du mois et de l’année dans les pages du magazine Playboy.


Leur utilisation d’Instagram illustre bien la différence entre les profils des mannequins d’agence et celui des modèles Instagram. Si les deux bénéficient d’un nombre d’abonnés comparable, un regard plus poussé sur leurs pages nous apprend que @saraunderwood pose en bikini sur toutes les photos qu’elle poste tandis que @emrata ne s’affiche en bikini que sur un tiers de ses photos, le reste étant constitué de photos d’elle en habits de créateurs ou des photos de famille, etc.

Si @saraunderwood poste une photo sur laquelle elle n’apparaît pas, c’est probablement une publicité pour laquelle elle a été payée.

Cela nous montre que la plupart des revenus de @emrata ne proviennent pas directement d’Instagram, mais plutôt de ses activités de mannequin et d’actrice. S’il lui arrive de publier des posts sponsorisés par des marques sur sa page Instagram, ceux-ci sont rares et liés à des marques de haut standing (comme @tiffanyandco). Ces post sponsorisés sont signalés par un hashtag et ils découlent de son activité de mannequin, d’évènements pour célébrités ou de contrats qu’elle obtient par l’entremise de son agence.


De son côté, @saraunderwood semble gagner la plupart de ses revenus en jouant l’ambassadrice pour des marques, ou en faisant la promotion de ces marques sur son profil Instagram. Dans des posts récents où elle documente son “road trip à travers le nord-ouest des États-Unis”, @saraunderwood fait activement la promotion de différentes marques comme @yandy, @trendy_butler, @supeapp.


À l’inverse de @emrata, la plupart de ses revenus découlent de son grand nombre d’abonnés sur Instagram. Ces revenus lui reviennent en intégralité puisqu’elle n’a pas d’agence.

Leur statut respectif dans le monde du mannequinat est probablement déterminé par leurs différents types de corps. @emrata possède la silhouette typique d’une mannequin : elle est grande et mince, sa poitrine est à la fois imposante et naturelle. @saraunderwood, quant à elle, n’a pas un physique standard de mannequin : elle est plus petite et plus pulpeuse. Elle a également reconnu porter des implants mammaires.


Les pratiques des modèles Instagram deviennent encore plus passionnantes au regard de leurs différences avec celles des mannequins issues du monde de la mode. Il vaut mieux être vue sur la bonne page de collection que d’être photographiée à la bonne fête avec les bonnes personnes. Il vaut mieux avoir les formes d’Instagram que la minceur des podiums. Plutôt que de porter une robe de couturier dernier cri, mieux vaut probablement ne rien porter du tout. En ce sens, les mannequins Instagram sont les contrepoints putassiers des mannequins installées.


La mannequin Instagram, à l’inverse de la profesionnelle des podiums, se fait fort d’être aussi explicite que possible tout en restant dans le cadre des règles de conduite imposées par Instagram. Il est très rare par exemple de voir une mannequin Instagram défendre l’initiative #freethenipple, car la censure du téton fait partie de ce qui donne à la mannequin Instagram  une partie de son pouvoir : à quel point peut-elle être sexy sans se montrer nue ? Techniquement, c’est ce qui permet que son travail échappe aux qualifications de photo “érotique” ou “pornographique”, ce qui est une bonne chose, car ces catégories sont généralement des repoussoirs pour les marques qui vendent des produits grand public.

Instagram offre une plateforme pour les femmes qui veulent gagner leur vie grâce au mannequinat ou à la performance. Le réseau social leur permet de prospérer en dépit d’une morphologie non conforme aux critères de la haute couture. Il y a d’ailleurs assez de mannequins qui travaillent sur Instagram sans aucun soutien du secteur de la mode pour voir là une nouvelle forme de mannequinat propre à cette plateforme.

Mais que fait une mannequin Instagram au juste ?

L’aspect le plus visible du travail de la mannequin Instagram, c’est le post. Comme dit précédemment, elle publie exclusivement (ou presque) des photos suggestives d’elle-même.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le


Mais son travail de mannequin Instagram ne consiste pas uniquement à poster. Il faut également s’occuper des utilisateurs et de leurs retours (faire de la modération) et accroître sa présence sur la plateforme. La modèle Instagram est très active sur sa page (likes et commentaire). Elle est elle-même en interaction avec ses abonnés. À moins qu’elle ne soit une mannequin confirmée, sa fan base sera en grande majorité composée d’hommes hétéros, et elle se présentera le plus souvent comme célibataire. D’après moi, ce nombre élevé de fans masculins différencie la mannequin Instagram des célébrités.

Lorsque l’on regarde les comptes des stars présentes sur la plateforme, comme @beyonce ou @kimkardashian, on observe que leurs posts sont likés par beaucoup plus de femmes que d’hommes — environ 9 femmes pour 1 homme. Chez les mannequins Instagram, ce ratio est souvent inversé.


Chez la mannequin Instagram, le différentiel entre les profils qui la suivent et les profils suivis est très élevé. Elle gagne des abonnés sans l’aide des médias mainstream, et sa présence sur les réseaux sociaux se résume presque exclusivement à Instagram. Le plus souvent, sa page Instagram est sa vitrine la plus importante et c’est le premier résultat qui arrive lorsque l’on cherche son nom sur Internet.

Afin de gagner des abonnés, la plupart des mannequins Insta pratiquent à un certain degré le SFS (spam for spam, spam contre spam en français, une pratique qui suppose un échange de promotion entre deux pages). Elle est fréquemment taguée sur les pages d’autres utilisateurs, des pages de collections et des pages de photographes. Souvent, elle promeut soit ses produits ou ses services, soit ceux des autres.

Elle se rémunère par le biais de la promotion ou d’échange de publications (ainsi, l’argent lui revient directement, et non à une agence de mannequinat ou à une tierce partie). Elle peut aussi gagner de l’argent en proposant des vidéochats ou d’autres types de services avec ses abonnés.

Gagner en audience

LE SFS

Le spam for spam ou SFS est un terme générique qui recouvre une multitude d’interactions visant à développer le profil d’un utilisateur. À son niveau le plus basique, le SFS ne peut être qu’un échange de likes et de commentaires entre deux mannequins Instagram. Les abonnés de chacune voient les likes et les commentaires de l’autre, ce qui peut leur donner envie de les suivre.

L’échange de posts entre une mannequin Instagram et une page de collection (qui montre des photos de différents modèles Instagram) constitue une forme de SFS plus élaborée. Une fois le SFS engagé, la page de collection poste une photo du mannequin en la taguant et en la mentionnant dans la légende. Par exemple : “Suivre @onaartist pour voir plein de photos sexy.”


La mannequin Instagram poste ensuite une photo d’elle-même (ou une photo choisie par la page) et mentionne la page de collection dans la légende. Par exemple : “Suivez @k_inizixoxo pour voir plein de filles sexy.”

Si certains laissent ces posts sur leurs pages de façon permanente, la mannequin ou la page de collection suppriment parfois ces photos rapidement après. C’est probablement dû à des raisons esthétiques mais cela tient également au fait que la grande majorité des visites et donc des échanges de likes et d’abonnés a lieu entre 30 minutes et une heure après la publication du post.

En effet, plus le temps passe et plus la photo descendra dans le fil. Sur le long terme, avoir un nombre plus limité de posts permet de concentrer les likes sur ces posts, ce qui est précieux, car la page aura l’air de mieux marcher.


Deux mannequins peuvent également se livrer au SFS entre elles en ayant recours à ce que l’on appelle souvent #wcw (Women Crush Wednesday – “le coup de cœur féminin du mercredi”) ou #wce (Women Crush Everyday – “un coup de cœur féminin par jour”). Ces posts sont fréquemment effacés après douze heures, non seulement parce que la majorité des interactions et des likes sera obtenue juste après la publication du post, mais aussi parce que chaque mannequin possède un style qui lui est propre.

Le tagging : pages communautaires et fan pages

Sur Instagram, les pages communautaires, les pages de collections et les fan pages sont d’une importance capitale pour le développement et l’environnement d’une mannequin Instagram. Les communautés Instagram sont des comptes simples dont les posts proviennent d’un petit nombre de mannequins aux univers esthétiques assez proches. @arsenicmagazine, @suicidegirls, @ganja.girls, et @tazangels sont des pages communautaires qui entretiennent la plupart du temps des liens IRL, alors que @k_inizixoxo, @fameshouts, ou @the.buttblog sont des comptes de collection.

Page communautaire :

Page de collection :

L’achat de posts

 Les posts s’achètent. Une mannequin Instagram peut par exemple payer pour être choisie et postée sur une page de collection ou sur le compte d’une autre mannequin pour une durée de temps variable (une heure, une journée, en permanence, etc.). En supposant que les abonnés de la page dont on achète le post soient réels, cela va permettre à cette modèle d’augmenter son nombre d’abonnés. J’ai eu des estimations qui allaient entre 50 et 200 dollars pour une publication d’une heure et 250 dollars ou plus pour un post permanent. Ce montant varie en fonction du nombre et de la qualité des abonnés d’une page.

Une mannequin peut également payer pour avoir de faux abonnés, mais cela va avoir pour effet de produire un ratio irréaliste de likes par abonnés que n’importe quel habitué d’Instagram saura reconnaître, et cela pourra compromettre de futurs échanges avec des pages légitimes. Par exemple, si un utilisateur a un million d’abonnés, mais qu’il n’a que 2 000 likes et quatre commentaires sur son post, cet utilisateur a acheté des abonnés. Mais si on achète des abonnés, on peut aussi acheter des faux likes (ou payer des applis qui le permettent).  Il vaut mieux garder un ratio de likes par abonnés réaliste pour faciliter les échanges.


Parfois, certains construisent un compte avant de vendre pour engranger du profit. Je trouve des fois une photo assez inhabituelle dans mon fil et je me rends compte qu’il s’agit d’un nouveau compte que je n’ai jamais suivi. Dans ce genre de cas, il est probable que le compte que je suivais ait été vendu et que son nouveau propriétaire ait effacé les photos précédentes pour en mettre de nouvelles qui correspondent mieux à ce qu’il veut montrer.

Le suivi d’une mannequin Instagram ne peut s’accroître que si elle est active sur la plateforme. Pour rappeler son existence aux autres utilisateurs, elle doit poster régulièrement (entre une et deux fois par jour). Une fois, j’ai pris quatre jours off, loin d’Instagram, et mon nombre d’abonnés n’avait augmenté que de 400 (alors que si j’avais été active, ce chiffre aurait été de l’ordre de 4 000). Quelquefois, Instagram vous fait figurer dans la catégorie “top posts” grâce à l’utilisation d’un hashtag, ce qui boostera votre nombre d’abonnés.

Les commentaires

Les followers d’une mannequin Instagram s’accroissent lorsque les utilisateurs mentionnent d’autres utilisateurs dans les commentaires d’un de ces posts. Un exemple : @britneyg77 tapera dans son commentaire le nom de @wrentopalert parce qu’elle pense que ce post lui plaira, ce qui aura peut-être pour conséquence que @wrentopalert se mettra à suivre ce compte.

Les mannequins Instagram ne sont pas directement impliquées dans ces mentions en commentaire et ne peuvent contrôler ce phénomène, mais plus un post obtient de commentaires de ce genre et plus son succès sera grand. Les modèles Instagram cherchent donc à publier des photos qui peuvent amener leurs abonnés à mentionner d’autres utilisateurs.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le

Styles

Chaque mannequin possède ses critères esthétiques, ses caractéristiques, ses objectifs personnels et ses astuces pour développer le trafic sur sa page. Au sein d’Instagram, on trouve une variété de looks que je vais m’appliquer à décrire ci-dessous.

Montrer son visage/ses seins/ses fesses

Décider dans quel style on s’inscrit implique de choisir quelle partie de sa chair on va montrer. Pour le dire simplement, sur Instagram, les modèles peuvent décider de se positionner comme des filles qui montrent leur visage, leurs seins ou leurs fesses.

Une photo publiée par @rodhaylie le


Généralement, les “visages” ne sont pas des mannequins Instagram, mais plutôt des utilisatrices célèbres ou des mannequins du monde de la mode. Les “visages” doivent la plus grande part de leur popularité à des mécanismes extérieurs à Instagram : les magazines, les blogs, etc.

Les “seins” montrent, comme on s’en doute, leurs seins (tout en veillant à cacher le téton), mais aussi leur visage. La plupart des mannequins populaires sur Instagram semblent avoir une poitrine refaite. Certaines de ces filles en parlent ouvertement. Les filles à la poitrine refaite ont souvent beaucoup de succès et obtiennent un grand nombre de placements de produits (@crystalhefner). Elles peuvent vanter les mérites de compléments alimentaires, de magasins de fringues, ou de n’importe quel produit.

En termes de statut social, les filles qui montrent leurs fesses sont au plus bas de l’échelle : elles ne sont pas représentées par des agences comme les “visages”, et elles ne reçoivent aucune offre de placement de produits comme les filles qui montrent leurs seins. C’est en partie dû à ce que, sur leurs photos, les filles qui montrent leurs fesses sont souvent vues de profil, de dos ou par en dessous, avec et parfois sans sous-vêtement, ce qui signifie que l’on voit leur visage moins souvent. Leurs posts paraissent donc davantage sexués, ce qui est moins compatible avec les objectifs promotionnels d’une marque. Pour autant, ces mannequins ont développé leur propre niche sur Instagram et de nombreuses pages de collection partagent leurs photos.

Une photo publiée par Slawa (@slawada) le


En général, les mannequins Instagram ont des types de corps plus variés que les mannequins d’agence. La fille plus charnue pourra récolter sur cette plateforme un succès qu’elle ne connaîtra jamais dans le monde de la mode. De plus, la taille ne compte pas sur Instagram, seulement les proportions. La plateforme fait donc émerger une plus grande variété de corps que sur les podiums, mais la compétition et le besoin rapide de se développer font que ce sont surtout les extrêmes (les plus gros seins, les plus grosses fesses) qui tirent leur épingle du jeu. La nudité n’étant pas autorisée sur Instagram, le but est de trouver de nouvelles manières de se montrer nue tout en étant habillée.

Photographe et communautés

Certaines filles utilisent plusieurs photographes (@miss_tina_louise) tandis que d’autres ont recours au service d’un seul, qui n’est pas identifié (@haylienoire). Certaines sont avant tout des pros du selfie (@yungelita).
Beaucoup de pages (de photographes, de mannequins, de collections ou communautaires) proposent un style de photos dans lequel on retrouve souvent les éléments suivants : lumière psoignée, poitrine refaite, retouches, cadres luxueux. J’ai nommé cette veine l’esthétique LA, bien qu’on y trouve des photos prises partout dans le monde, de Miami aux Maldives. La plupart des mannequins les plus importantes se rattachent à ce groupe. Elles commercent beaucoup entre elles ainsi qu’avec les pages de collection de cette esthétique. Il existe un style photographique alternatif sur Instagram, mais il est bien moins important que l’esthétique LA en matière de trafic et de développement des comptes.

De nombreuses mannequins travaillent avec un petit groupe de photographes, ce qui explique que leurs styles se ressemblent. Si une mannequin Instagram veut accroître sa popularité, il est important qu’elle se fasse prendre en photo par les bonnes personnes, car lorsque sa photo est postée sur le compte d’un photographe très suivi, il est fréquent que les abonnés se mettent ensuite à suivre la mannequin.


Certaines agences de modes ont créé des départements consacrés aux “influenceurs” et aux réseaux sociaux. Des agences d’influenceurs sociaux sont également en train de voir le jour. La division One1.K de One Management est un exemple de département au sein d’une agence existante, la Kitten Agency est un exemple d’un nouveau type d’agence. Ce type d’initiatives tend à brouiller encore plus les frontières entre les mannequins du monde de la mode et celles d’Instagram. Mais leur façon de se présenter et leurs poses ne sont ni crues ni explicites, et elles entrent dans les normes du monde de la mode en termes d’âge, de poids, de taille, etc.

En termes de créativité, je suis plus impressionnée par les mannequins Instagram indépendantes, qui sont souvent plus diversifiées, plus artistiques, et plus particulières.

Les produits

Lorsqu’une mannequin affiche de beaux chiffres et un bon potentiel de croissance, il n’est pas rare que des marques l’approchent pour faire la promo de leurs produits ou devenir leur “ambassadrice” (exemple : @claudiaalende). Plus vous avez d’abonnés, plus vous aurez de marques qui se présenteront à votre porte, et plus le cachet que vous pourrez demander pour ce service sera élevé.


Parfois, les marques envoient des échantillons de produits ou des fringues à promouvoir, en échange de quoi la mannequin peut garder le produit. Si son nombre d’abonnés est plus élevé, elle peut demander de l’argent pour la promo effectuée. Pas facile de savoir où se situe exactement la limite. Quant aux arrangements spécifiques, cela dépend : parfois, la mannequin reçoit le produit gratos, parfois elle touche un pourcentage des ventes, parfois elle reçoit un cachet fixe, etc. Parmi les marques qui semblent miser sur Instagram pour construire leur base de consommateurs, on peut citer : @skinnybunnytea, @lordtimepieces, @brighterwhite, @yandy, @proteinworld.


D’expérience, la meilleure manière de savoir ce que touchent les mannequins pour promouvoir certains produits est de se présenter comme une marque et de voir combien elles demandent, puisqu’il est impossible d’obtenir une réponse en posant la question normalement : soit elles donnent des chiffres fantaisistes, soit elles refusent de répondre. La plupart des filles veulent garder cette information secrète, peut-être pour pouvoir négocier un meilleur tarif avec certaines entreprises.

J’ai reçu plusieurs propositions de marques pour faire de la promo :

1) D’abord pour des habits de la marque @bigheadedunderwear, et pour quelques autres griffes. J’ai porté ces habits sur des photos que j’ai postées (je l’ai fait gratuitement, mais j’ai pu garder les habits).

2) J’ai eu des demandes qui visaient à me faire démarrer sur d’autres réseaux sociaux (en étant payée au décompte de mots dans les commentaires).

3) J’ai reçu une offre pour faire trois posts pour des produits liés au thé pour 120 dollars. Toutefois, je ne cherche pas activement les offres de promo, et cela pour plusieurs raisons : premièrement, les offres qu’on m’a soumises ne payaient pas suffisamment pour passer du temps à négocier et faire un post. Deuxièmement, mon Instagram fait partie d’un projet artistique de création d’une célébrité, donc je me suis concentrée sur la promotion de ma musique, de mon site payant et de mon travail artistique.

Si quelques mannequins Instagram semblent heureuses des revenus générés par leurs pages via la pratique du SFS, d’autres tentent la conversion vers la “vraie” célébrité en devenant photographes, en lançant leur ligne de vêtements ou en s’essayant au cinéma. Certaines mannequins vont remodeler et réinventer leurs pages (en effaçant les photos les plus explicites, en commençant à ajouter des paysages, des citations ou d’autres types d’images souvent postées par les “véritables” célébrités). @niykeeheaton représente un exemple réussi de reconversion d’une mannequin Instagram dans le monde de la musique.

Prostitution

Si certains ont tendance à présumer que la plupart des mannequins Instagram offrent des prestations sexuelles (proposer du sexe via webcam ou dans la vraie vie), très peu d’éléments prouvent que ce soit le cas. Certaines modèles font la pub de leur site payant ou disent qu’elles sont disponibles pour du sexe par webcam, mais le pourcentage est faible. De fait n’importe quel utilisateur d’Instagram (y compris les mannequins d’agence) peut utiliser son compte pour attirer des gens prêts à payer pour des photos nues ou des sessions webcams.

J’ai l’impression que l’on imagine plus facilement les mannequins Instagram se livrer à ces travaux sexuels à cause de leur image, qui est plus sexuellement chargée que celle de l’utilisateur moyen. Mais à moins qu’une réflexion étayée par des chiffres ne vienne relayer cette idée, il semble erroné de supposer que les mannequins Instagram s’adonnent plus facilement à ce type de travail que les autres utilisateurs d’Instagram.

Inactivation

Les comptes des mannequins Instagram sont régulièrement supprimés en raison de contenu jugé sexuel (nudité trop franche, poses explicites, habits trop transparents, etc.). Pour réactiver son compte, il faut faire appel par le biais d’un formulaire envoyé par Instagram lors de la suspension. D’après ce que j’ai entendu, un certain nombre de comptes sont automatiquement supprimés lorsque trop de plaintes ont été reçues à son sujet, mais c’est une véritable personne qui le réactive tant que la page en question ne transgresse pas les règles de façon trop flagrantes.

Une photo publiée par Ona (@onaartist) le


Instagram a supprimé mon compte une fois, à cause de contenus trop “sexuellement explicites” d’après le mail qui m’a été envoyé, même si les règles de la communauté Instagram n’emploient pas cette expression. Voici ce qu’elles stipulent :

“Nous sommes conscients qu’il arrive parfois que des personnes veuillent partager des images de nudité à caractère artistique ou créatif, mais pour un bon nombre de raisons nous n’autorisons pas la nudité sur Instagram. Cela inclut les photos, les vidéos et les autres contenus numériques présentant des rapports sexuels, des organes génitaux ou des plans rapprochés de fesses entièrement exposées. Cela inclut également certaines photos de mamelons, mais les photos de cicatrices post-mastectomie et de femmes qui allaitent activement un enfant sont autorisées. La nudité dans les photos de peintures et de sculptures est également acceptable.”

Conclusion

 Mon expérience de modèle Instagram s’est toujours faite dans le contexte de mon projet artistique de créer une célébrité. Avant de lancer mon compte Instagram, j’avais commencé à être fascinée par la façon dont le monde de l’art se passionne pour la gloire, et je m’étais dit qu’il serait intéressant de combiner les deux, c’est-à-dire que mon œuvre consiste en la création d’une célébrité. Ma fascination venait en partie de mon intérêt pour les questions de propriété artistique et d’appropriation. À une époque où Richard Prince s’approprie les photos de filles d’Instagram et les vend à des sommes astronomiques en disant que ces œuvres lui appartiennent, le fait d’être une “fille d’Instagram” et en même temps une œuvre d’art, d’avoir le contrôle sur tout m’est apparu comme un acte distinctement féministe.


En un an, j’ai appris que la célébrité mainstream n’avait vraiment rien à voir avec la popularité sur les réseaux sociaux. Si un utilisateur des réseaux sociaux peut acquérir un grand nombre d’abonnés, l’accès au monde mainstream (voire, potentiellement, l’accès à de meilleurs revenus) est limité par un grand nombre de critères et de qualifications (par exemple pouvoir être vu au travail, être accepté par les bonnes institutions, rester dans un certain cadre de prestations). Pour le dire autrement, les différences entre @saraunderwood et @brittanya187 sont indénombrables, alors qu’elles ont toutes les deux aux alentours de 7 millions d’abonnés sur Instagram.

Quoi qu’il en soit, en tant qu’artiste, j’ai trouvé très intéressant d’explorer l’esthétique d’Instagram, qui est un espace social instructif et inspirant. J’ai également beaucoup apprécié évoluer dans cette microcélébrité qui émane du fait qu’une petite portion de la population vous suive à la trace. En dernier lieu, j’ai découvert qu’on trouvait dans le travail de certaines mannequins Instagram le creuset d’une forme d’art encore non reconnue.

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Il y a plusieurs motivations qui vous poussent à travailler dur et à investir l’argent nécessaire pour devenir une mannequin Instagram à succès. Certaines cherchent à réunir une base d’abonnés suffisante sur les réseaux sociaux pour  réussir à gagner leur vie exclusivement grâce à leurs pages. Certaines essaient de faire fructifier leur célébrité sur Instagram dans le monde réel, cette conversion étant un défi majeur. Mais d’autres semblent voir leurs posts comme une nouvelle forme de prestation féministe et do it yourself, d’où mon sous-titre. Certaines essaient de combiner tout ça.

Enfin, le travail de certaines mannequins Instagram mérite selon moi d’être qualifié d’art, pour un ensemble de raisons. Tout d’abord, il met en jeu au moins deux composants “sociocritiques” :

1) Leur production suggère que se confronter au regard masculin peut, au moins autant qu’y résister, devenir le moyen d’une nouvelle affirmation féminine.
2) En construisant elles-mêmes leurs carrières de top-modèles, elles subvertissent les structures qui se chargent traditionnellement de la production de l’image de la femme et annoncent l’ère d’une femme construite par la femme. Deuxièmement, elles luttent pour dépeindre les aspects les plus beaux de la nature. Et comme de nombreux artistes Internet, elles nous font réfléchir aux divergences entre numérique et réalité, entre art et commerce, entre socialité et pouvoir.

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Mais la meilleure raison de considérer les mannequins Instagram comme des artistes est qu’elles ne sont pas des modèles. Dans le sens classique, le modèle est ce qui inspire l’artiste à créer (par exemple un modèle qui pose pour Picasso) ou qui va donner les bases physiques d’une œuvre sans pour autant être considérée comme appartenant à l’art en soi (par exemple, un mannequin qui apparaît dans une photo de Helmut Newton).

En d’autres termes, les mannequins Instagram se sont libérées de la main de l’homme. Elles ont l’emprise sur leurs prestations et sont elles-mêmes les créatrices de leurs œuvres. Elles créent l’œuvre, apparaissent dans l’œuvre, sont reconnues pour leurs œuvres, sont payées pour cette œuvre, en somme, elles sont l’œuvre.

Quant à savoir si la mannequin Instagram trouvera une légitimité culturelle à l’extérieur de la plateforme, c’est plutôt incertain. Son existence est autant un défi pour le monde de l’art que pour celui du mannequinat. Le premier la considère comme trop commerciale (et sexuelle ?) pour être une artiste tandis que le second la juge trop artistique (indépendante et explicite) pour être commerciale.

C’est cette ligne ténue sur laquelle marchent les mannequins Instagram — qui provoquent des dissonances cognitives dans deux sphères culturelles séparées et souvent opposées — qui est l’une de leurs forces et de leurs réalisations les plus remarquables.

Cet article a été écrit par Léah Schrager, traduit de l’anglais par Dario et édité par Dora Moutot pour Konbini