Comment faire pour monter un média féministe ? Rencontre avec les femmes derrière ChEEk Magazine

Comment faire pour monter un média féministe ? Rencontre avec les femmes derrière ChEEk Magazine

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De gauche à droite : Julia Tissier, Faustine Kopiejwski et Myriam Levain, co-fondatrices de ChEEk Magazine. / Capucine Bailly

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Par Virginie Cresci

Publié le

Tout juste racheté par les Inrocks, le pure player féministe ChEEk Magazine raconte ses débuts et sa croissance mouvementée, dans le monde très masculin de la presse. 

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Créer un média féminin en ligne qui ne vous dit pas quel rouge à lèvres acheter ou comment perdre 3 kilos avant l’été, parler de culture et de société plutôt que de Fashion Week, c’est le pari lancé par Faustine Kopiejwski, Myriam Levain et Julia Tissier. Il y a quatre ans, les trois journalistes trentenaires, anciennement chez Be, lancent ChEEk Magazine, “le pure player féminin de la génération Y “.

Avec 300 000 visiteurs uniques par mois et plus de 35 000 fans Facebook, elles et ils, sont de plus en plus nombreux à suivre l’actualité à travers le prisme du féminisme. Aujourd’hui racheté par le groupe Nova – Les Inrocks dirigé par Matthieu Pigasse, ChEEk Magazine continue de se développer en franchissant les barrières phallocrates du monde de la presse. Retour sur la naissance et le parcours de ce journal fondé et dirigé exclusivement par des femmes.

Le “magazine féminin idéal”

ChEEk Magazine est né autour d’un apéro. Un soir de mai 2012, les trois collègues boivent des coups ensemble et commencent à imaginer à quoi ressemblerait leur “magazine féminin idéal”, explique Faustine Kopiejwski, ancienne batteuse passée par la presse musicale, alors journaliste culture chez Be. “On avait en commun d’être toutes féministes dans une rédaction qui n’était pas spécialement anti-féministe mais où ce n’était pas vraiment le sujet”, poursuit Myriam Levain, qui a fait ses armes au Parisien et chez Elle, avant de travailler pour le service société de Be avec Julia Tissier, tout droit venue de Libération.

Les magazines féminins, dominés en masse par la mode et la beauté, laissent peu de place à la culture et aux sujets de société. “On s’est prises à rêver d’inverser les ratios”, raconte Faustine Kopiejwski, “et de faire notre magazine où, enfin, nos services seraient rois.” Leur idée ? Mixer la presse féminine avec une presse plus généraliste, “des mondes qui ne se rencontraient jamais”, ajoute Myriam Levain.

Quelques mois plus tard, ce qui aurait pu être une mauvaise nouvelle se trouve être une chance à saisir pour les trois salariées de Be. Le magazine va mal et la direction propose des départs volontaires. L’idée de lancer leur média devient très vite concrète. “On pouvait partir toutes ensembles, mettre de l’argent dans la boîte, les planètes se sont alignées”, raconte Myriam Levain. Grâce à leurs indemnités de départ, elles investissent environ 30 000 euros chacune dans le projet, et récoltent 10 000 euros via Kiss Kiss Bank Bank, une plateforme de dons en ligne.

Leurs indemnités chômage leur permettent de payer leur loyer et faire leurs courses. Grâce aux fonds récoltés et à leurs économies personnelles, elles lancent le projet, rédigent une trentaine de papiers en amont, définissent la ligne éditoriale et créent le site Internet avant de chercher des financements. Pour le modèle économique, elles décident de se lancer en brand content, ce sont des contenus produits par des marques qui seront insérés sur le site.

“L’idée était de développer d’abord le média, c’était notre vitrine, et après créer une agence de contenus pour les marques, avec l’espoir de leur faire comprendre que pour toucher des femmes trentenaires, il faut leur parler de valeurs et d’engagements, depuis le début ça a toujours été notre modèle économique”, explique Faustine Kopiejwski. Ainsi les lectrices et lecteurs (il y en a) peuvent accéder à tout le contenu du site, de manière totalement gratuite, ce qui n’est pas le cas de tous les pure player comme Mediapart ou Brief.me qui nécessitent un abonnement. 

Le féminisme 2.0

Un an plus tard, né ChEEk, avec les deux “e” de geek. Le format du pure player est une évidence, “c’était vraiment l’avenir”, explique Julia Tissier, “si on voulait s’adresser aux jeunes, il ne fallait pas qu’on fasse du papier.” Les journalistes puisent leurs inspirations dans des sites américains féministes comme Jezebel. D’ailleurs, en anglais on peut traduire “cheek” par “impertinent” ou “effronté”. Un nom que portent bien ces entrepreneuses qui ont osé lancer leur propre journal pour parler aux femmes en balayant tous les stéréotypes, le tout exclusivement sur Internet et en fonds propres, “en mode têtes brûlées”, comme le dit Faustine Kopiejwski.

Dès le début en 2013, elles parlent de féminisme sous différents angles, même si le mot n’est pas autant à la mode que maintenant. Les papiers sont “engagés, sans être forcément militants”, affirme Myriam Levain, qui ajoute que “le féminisme était beaucoup moins dans l’air du temps qu’aujourd’hui”, mais qu’elles en étaient déjà “toutes convaincues”. Elle explique que depuis l’élection de Donald Trump il a y a eu “une vraie prise de conscience”, ce qui leur permet plus facilement “de se dire féministes”.

“Au moment où on s’est lancées, ça tiquait un peu quand on prononçait le mot féminisme, il fallait toujours le formuler autrement”, ajoute Julia Tissier. Néanmoins, les trois journalistes n’hésitent pas à prendre des risques pour définir une ligne éditoriale originale, qui dénote avec ce qu’on lit habituellement dans la presse féminine. Le porno féministe, les femmes qui ne veulent pas d’enfants, les femmes voilées, il n’y a aucun tabou pour ChEEk, qui assume pleinement son côté prescripteur.

“On est moins schizophrène au niveau du féminisme que la presse féminine ne l’est, précise Faustine Kopiejwski, où ça reste d’une page à l’autre, des discours totalement antagonistes et des injonctions malgré tout.” D’ailleurs, un récent édito publié dans Glamour intitulé “On peut être blonde et féministe”, prône un féminisme tout doux, en l’opposant à un féminisme trop vindicatif. ChEEk n’a pas hésité à prendre position en publiant le coup de gueule de Nadia Daam sur Slate, sobrement intitulé “Allez vous faire foutre les féministes glamour.”

La génération Y par elle-même

Autre différence majeure, les lectrices ciblées. Elles sont plus jeunes, ont entre 25 et 35 ans, ont fini leurs études, ont un travail ou en cherchent un, ne sont pas forcément mariées et n’ont pas encore d’enfants. Une génération nouvelle, souvent oubliée par les médias, que connaît bien Myriam Levain et Julia Tissier, puisque, en plus d’y appartenir, elles y ont consacré un livre intitulé La génération Y par elle-même, sorti en 2012 chez François Bourin éditeur. “Les magazines féminin-féministes print sont un peu d’un autre âge”, nous dit Myriam Levain :

“On t’explique comment gérer ton boulot et tes enfants, bien faire la cuisine et comment décorer ton appart. Alors que les filles de notre génération ne sont pas dans ce féminisme là. On est dans quelque chose de beaucoup plus politisé, beaucoup moins dans cette image de la working girl – superwoman des années 1980. Nous, on s’est toujours dit en rigolant, pas d’horoscope, pas de fiches de cuisine, alors qu’il y en a encore dans beaucoup de féminins. C’est quand même une vision de la féminité un peu obscure.”

Si ChEEk consacre 95 % de ses publications à des sujets dits “sérieux”, il n’exclut pas pour autant la mode et la beauté, “mais avec un point de vue sociétal ou culturel, et surtout, une analyse“, précise Julia Tissier, qui ajoute : “ça ne se résumera pas à un shopping de mascara ou de robes trapèzes.” Et puis, à l’instar des autres magazines qui surfent sur la pente du féminisme comme Causette ou MadmoiZelle, leurs fondatrices et patronnes pendant plus de 4 ans sont exclusivement des femmes, ce qui est totalement inédit dans le monde de la presse.

“Trois meufs en short” qui lancent un média

Outre les difficultés liées au monde de la presse en ligne “dont le modèle économique n’existe pas”, précise Myriam Levain, associées au nécessaire don d’ubiquité qui consiste à savoir gérer aussi bien l’editing, le community management que l’organisation des événements, le démarchage commercial ou encore les déménagements de bureau, l’épreuve la plus difficile à surmonter est sans doute le sexisme. Lever des fonds dans la presse lorsqu’on est des femmes qui créent un magazine féminin demande parfois de la ténacité.

“Être des nanas qui montent un féminin a été une de nos difficultés”, confie Julia Tissier, expliquant que les trois journalistes ont rapidement été mises dans la catégorie “bloggeuses pas forcément sérieuses”, alors même qu’elles présentaient leur projet de manière tout à faire professionnelle sans jamais mentionner le mot “blog”. Sans vouloir critiquer ces dernières, elle rappelle qu’on a un métier qui s’appelle journaliste.

“Dans la tête de ces mecs blancs de plus de 50 ans, ce qui est le plus souvent le cas [chez les investisseurs], journaliste ce n’est pas trois meufs en short, on incarnait pas ce qu’on imagine du journaliste”, raconte Myriam Levain. Julia Tessier parle clairement “d’une forme de sexisme”, “qui touchait à notre identification”, ajoute Faustine Kopiejwski.

Ainsi pendant deux ans, elles tentent de lever des fonds dans des secteurs bien différents : business angel, fonds d’investissements ou encore groupes de presse, il leur fallait plus de moyens pour pouvoir se développer. “Être à trois pour faire grimper un média, c’est illusoire, explique Faustine Kopiejwski. Il fallait s’adosser à quelqu’un pour avoir de la puissance et des moyens.”

Pendant quatre ans, les trois entrepreneuses vivent avec leurs économies personnelles, des ami.e.s journalistes leurs fournissent des papiers lorsqu’ils en ont le temps et quelques stagiaires sévissent dans leurs bureaux loués avec d’autres jeunes entreprises. “On a cherché, essayé des choses, ça demande d’être créatif en permanence, très débrouillard et bricoleur”, confie Myriam Levain. 

Mais l’équipe reste trop petite pour permettre au média de se développer et surtout, il n’est pas assez structuré. Corriger les papiers des stagiaires, rentrer tous les articles dans le back-office, faire les publications Facebook, Instagram, Twitter, rencontrer des entreprises, monter les vidéos, le tout à trois et sans rendements suffisants pour vivre correctement, les trois journalistes ne comptent pas leurs heures et finissent par manquer de temps pour écrire des articles. 

À la fin de l’année 2016, elles quittent leurs bureaux et lancent une nouvelle compagne de crowdfunding “Du cash pour ChEEk” cette fois sur Ulule, et récoltent un peu plus de 20 000 euros, grâce à une solide communauté qu’elles entretiennent dans la vraie vie en créant différents événements gratuits. “Avoir des liens plus concrets avec la communauté, pour un média, c’est nécessaire”, explique Julia Tissier.

Il y a trois mois, les discussions avec un certain Matthieu Pigasse, propriétaire des Inrockuptibles et de Radio Nova, s’accélèrent. Depuis l’été 2015, les trois entrepreneuses sont en lien avec son bras droit, pour vendre ChEEk sans nuire à son indépendance.

ChEEk rejoint les Inrocks et Nova

Il aura donc fallu presque un an et demi pour convaincre le responsable de la banque Lazard, et propriétaire du groupe de presse Les Nouvelles Éditions indépendantes, de racheter ChEEk pour un prix qui reste inconnu, comme la plupart des transactions de ce type. Alors que le groupe de presse qui comprend entre autre Les Inrocks et Nova se restructure et cherche à lancer de nouvelles activités, ChEEk rejoint le groupe, censé déménager dans un seul bâtiment à La Halle aux cuirs, près de la Cité des Sciences de La Villette, avec entre autres un espace de concert et un restaurant, rapporte Le Parisien.

ChEEk était déjà en partenariat avec Les Inrocks, c’était donc une “évidence”, au sens propre comme figuré, puisqu’elles ont aussi rejoint leurs locaux du XIe arrondissement de Paris. “On s’est toujours senties très proches de leur façon de voir les choses, de la ligne éditoriale des Inrocks, de leur engagement”, ajoutent-elles. “Ça prenait tout son sens, mais nous on est un féminin”, ajoute Myriam Levain, le public des Inrocks et Nova étant plutôt masculin. Leur mission est de continuer à développer ChEEk tout en créant des synergies avec Nova et les Inrocks, et en gardant leur “ligne féministe”.

Un soulagement pour les nouvelles salariées, qui même après avoir vendu l’intégralité de leur média, en restent les rédactrices en chef et garantes de la ligne éditoriale. À l’instar d‘Emma Watson qui s’affirme féministe tout en ayant la liberté de poser seins nus en couverture de Vanity Fair, ChEEk Magazine nous montre tous les jours qu’on peut être féministe sans être forcément vieilles et moches.