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14 décembre 2020 : récit d’une journée dans un monde où la neutralité du Web n’existe plus

14 décembre 2020 : récit d’une journée dans un monde où la neutralité du Web n’existe plus

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Par Pierre Schneidermann

Publié le

Le dénouement était pressenti, c’est désormais chose faite. Le 14 décembre 2017, les États-Unis ont enterré la neutralité du Net. Concrètement, qu’est-ce que ça pourrait donner chez nous ? Réponse par la fiction.

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Les membres de la Federal communications commission (FCC) ont donc décidé d’autoriser les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) à traiter l’accès aux contenus du Web comme bon leur semblera : privilégier, ralentir ou bloquer des sites ou des apps feront dorénavant partie de leurs prérogatives.

Comment en est-on arrivé là ? Quelles étaient les forces en jeux ? Quels étaient les tenants et les aboutissants de l’affaire ? Nous vous l’avions expliqué ici il y a trois semaines.

Et nous dans tout ça ?

En l’état actuel, la fin de la neutralité aurait du mal à s’imposer chez nous : le cadre législatif est pour le moment résolument protecteur. Mais dans le plus pessimiste des scénarios, cette législation pourrait être abrogée.

À quoi ressemblerait une journée type post-neutralité en France ? Cet exercice dystopique, certes poussé à l’extrême, essaie d’en esquisser les contours.

***

Décembre 2020. Comme toujours en hiver, le réveil sonne au moins une demi-heure avant que je n’émerge. Même si c’est le rush, j’ai tout juste assez de temps pour me faire un café et consulter Facebook.

Un message reçu. Encore Maman. Elle me harcèle pour savoir ce que je veux pour Noël. Trop pressé, déso. Elle aura sa réponse ce soir. La ronde continue, l’œil distrait par la fatigue. Une news toute fraîche attire alors mon attention : la mairie de Paris annonce que, malgré les rumeurs, les Vélib’ 3 seront bien livrés à temps. Fervent utilisateur de ces vélos publics, ça me concerne. Je clique pour lire l’article.

Rien ne se passe. Quel con. J’avais encore oublié. Depuis quelques mois, cliquer sur ce genre d’article ne sert à rien. Le site Web du Parisien n’existe plus. C’est le cas de beaucoup d’autres médias. Leurs articles sont directement incorporés et réduits à l’essentiel dans Facebook. Un titre, une intro et quelques lignes, l’essentiel de l’essentiel.

Si le site du Parisien a disparu, c’est parce que depuis la fin de la neutralité du Net, Facebook draine beaucoup plus de trafic que le reste du Web. La raison : les gens souscrivent en masse aux packs “réseaux sociaux” vendus par les FAI.

Le pack auquel j’ai souscrit me permet d’utiliser en illimité Facebook, Instagram, Snapchat et WhatsApp, entre autres réseaux. Si l’on ne possède que ce pack, le reste du Net est lent à charger… ou payant (à la minute, aux données consommées, ça dépend des offres). Bien sûr, ces réseaux sociaux paient une fortune auprès des FAI pour jouir de ces facilités d’accès.

Je repense à mon réflexe de clic idiot. Je ne m’y fais pas. Probablement parce que j’aimais bien naviguer sur le site du Parisien. De manière générale, j’aimais bien passer un peu de temps sur les sites d’info, avec leurs identités propres, leurs ergonomies ingénieuses et leurs photos en haute résolution – quand il y avait un peu plus que l’essentiel.

En vrai, je me sentais aussi bien sur un site Web que dans un bistrot : accueilli en terrain connu, dans un domaine délimité, avec un menu original, avec les gens du coin. Facebook me fait un peu l’impression d’un grand entrepôt Ikea, avec du bleu partout, de la foule, et beaucoup d’individus isolés.

Le Canard censuré ?

Instant douche. La radio prend le relais. Dans le petit appareil, rien n’a changé, les ondes sont restées neutres et ont, par conséquent, toujours autant de succès. À la fin du journal, le présentateur cite Le Canard enchaîné : la mairie de Paris aurait menti, les Vélib’ 3 ne seront pas prêts à temps. Le savon m’en tombe des mains.

Dans mon quotidien, le Vélib’ est une question de vie ou de mort. Un approfondissement s’impose. Retour frénétique sur Facebook. J’essaie d’ouvrir la page du Canard – le journal a fait sa grande transition numérique il y a un an, il était temps.

La page est inaccessible. À la place, ce message laconique de Facebook : “Le compte a été suspendu en raison d’une violation de notre règlement.” Laquelle ? On ne saura pas. Je ne suis pas plus surpris que ça : ce genre de situations arrive souvent, les pages finissent toujours par revenir. De toute façon, je suis pressé. L’info et les Vélib’ attendront.

Le Medef apaisé

Au boulot, les choses ont bien changé depuis la fin de la neutralité du Web. L’entreprise dans laquelle je travaille a souscrit au “pack travail” comme beaucoup d’autres PME : seuls les outils collaboratifs de Google (ou presque) carburent, ainsi que les transferts de fichiers pros en tout genre.

Concernant les réseaux sociaux et les vidéos, en revanche, rien n’est plus pareil. À cause de l’offre économique qu’elle a choisie, l’entreprise paie les contenus supplémentaires qui sont consultés. Résultat : quand on regarde une vidéo, elle nous est facturée à nous, les employés !

Mais je ne veux faire pleurer personne : si cette vidéo est consultée dans un but professionnel, nous pouvons faire une note de frais, ouf. Impossible, en revanche, d’imaginer la pareille pour les réseaux sociaux. Ils resteront lents ou payants quoi qu’il arrive.

Globalement, les managers de France sont contents : indéniablement, la productivité au travail a augmenté (sauf si l’on utilise en scred son smartphone). Le Medef, qui ne perd jamais le nord, ne loupe pas une occasion de souligner les bienfaits de la fin de la neutralité pour notre économie.

Les petits, ces grands perdants

SMS solennel, presque agacé, de Maman : “Pierre, je te rappelle qu’il ne reste que quelques jours, dis-moi vite ce que tu veux pour Noël.

Dans l’Internet neutre, quand je ne savais pas quoi commander, je dégainais toujours la même arme secrète : Etsy, la plateforme de vente regroupant des petits créateurs du monde entier. J’y passais des heures et finissais toujours par dégoter quelque chose.

Avec la fin de la neutralité, beaucoup de plateformes de commerce ont fait faillite. Les sommes d’argent que leur demandaient les FAI pour rester dans les packs étaient trop conséquentes.

Etsy a fini par mettre la clé sous la porte. Les petits créateurs se sont donc rapatriés en urgence sur Amazon, plus fort et plus riche que jamais. Mais je trouve que ça n’est plus du tout pareil : les petits créateurs se retrouvent noyés entre l’iPhone Z et les caméras connectées. Du coup, ça me prend trop de temps et le plaisir n’est plus le même.

Je rassure ma mère : “Promis, t’auras mon idée de cadeau ce soir !”

Aucune envie de faire le compte-rendu de réunion qu’on m’a commandé. Mes pensées dérivent. Je pense à Google, Apple, Facebook et Amazon, ceux que l’on surnomme les GAFA. Songer à cette “gafaïsation” du monde (il faudrait que je brevette le terme) où les géants américains se sont définitivement imposés, me rend un peu triste. Notre ministre de l’Économie aussi : ils ne paient toujours pas leurs impôts en France.

Je suis un peu triste aussi car j’étais très attaché au Web alternatif. Avant la déneutralisation, j’utilisais Protonmail, la messagerie indépendante et cryptée. Mais à cause des nouveaux packs, je dois passer obligatoirement passer par Gmail. J’aimais aussi utiliser Qwant, le moteur de recherche français respectueux de la vie privée.

Qwant et Protonmail ne sont pas morts : un noyau dur d’activistes les soutient encore. Mais moi, pour des raisons purement pratiques, j’ai lâché l’affaire.

La disparition de la disruption

Pause midi. Je ressors mon smartphone adoré et profite à fond de mon pack réseaux sociaux. Heureusement, grâce à la 5G, ça ne rame pas trop et je peux faire défiler des lolcats à l’envi – contre toute attente, la fin de la neutralité ne les a pas achevés.

Ceci dit, les lolcats m’amusent moins qu’avant. En vrai, depuis que je suis mis à la pêche, je leur préfère les photos de poissons. Et les plus belles, je les découvre sur Fishbrain, un réseau social de niche sur lequel les pêcheurs exhibent leurs plus jolies prises.

Mais depuis quelques semaines, Fishbrain est en mauvaise posture : trop lent à charger ou trop cher, selon les packs. Le réseau social a bien essayé de lancer une campagne de crowdfunding sur KickNeutral, une plateforme où l’on récolte de l’argent qui sera uniquement destiné à faire le poids face aux FAI.

Il reste quelques jours avant la fin de campagne mais l’affaire est déjà pliée : Fishbrain ne récoltera pas la somme escomptée. Facebook a déjà fait savoir qu’il était intéressé par le rachat du petit réseau social. “Pour connecter les communautés du monde entier, même autour d’un joli poisson“, ont-ils déclaré.

Le cas de Fishbrain n’est pas anecdotique. De manière générale, il y a moins d’innovation : les nouveaux réseaux sociaux n’osent pas se lancer, les start-up sont plutôt frileuses. Elle est loin, l’effervescence entrepreneuriale de notre début de millénaire. Les entreprises meurent ou se font racheter.

Mamie trinque aussi

Les minutes passent, j’entame mollement mon compte-rendu dans un Google Doc – forcément, car Word n’existe plus. Dans le Drive, je tombe sur mes photos de vacances de l’été dernier, que j’ai encore oublié d’envoyer à ma grand-mère. Fini la procrastination. Je rectifie le tir et lui envoie le lien.

Je suis quasiment sûr que lorsqu’elle téléchargera les photos, elle n’aura presque aucun surcoût. Orange la harcèle depuis si longtemps qu’elle a fini par prendre l’accès multi-packs en illimité. Il coûte une fortune. Mais ma grand-mère est persuadée que tout le monde paie la même chose. Si elle savait…

Retour à la maison après cette journée de vide éprouvant. En chemin, une illumination. Je sais enfin ce que je vais offrir à mon neveu : le pack jeux vidéo proposé par mon FAI, avec une super promo pour Noël.

Malgré la ristourne, il coûte encore très cher, surtout pour mon budget. Si les jeux coûtent cher, c’est parce qu’ils sont tous sur des clouds et consomment beaucoup de bande passante. Allez, six mois feront l’affaire. C’est déjà un très beau cadeau. Mon neveu sera content. Ses parents peut-être un peu moins.

Coup de fil de maman. Impossible de reculer.

Comme je n’ai pas d’autre proposition, je lui propose de m’offrir ce que beaucoup de jeunes achètent en ce moment : une belle télé ! Faussement vintage si possible, c’est tellement plus classe. Oui, en 2020, la TNT existe toujours.

Avec la télé, même si la qualité des programmes est variable, on est sûr d’avoir accès à de l’info et des vidéos sans limitations. Quand Arte avait fermé son site Web et basculé sur Facebook, beaucoup de longs programmes n’étaient plus disponibles. En 2021, je pourrai donc retrouver mes bons documentaires sans me priver.

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Merci à la Quadrature du Net pour les coups de pouce et recadrages.