Portrait : Deniz Gamze Ergüven, cinéaste engagée

Portrait : Deniz Gamze Ergüven, cinéaste engagée

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Paris, FRANCE – June 28: Director,Actress, Deniz Gamze Erguven poses during a photo-shoot in Paris on June 28, 2016 in Paris, France. (Photo by Stephane Grangier/Corbis via Getty Images) on September 26, 2016 in Paris

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Par Marie Jaso

Publié le

Trois ans après le succès de Mustang – fable féministe sur la jeunesse turque auréolée des César du meilleur premier film et du meilleur scénario original –, la cinéaste franco-turque revient aujourd’hui avec le film Kings, porté par Halle Berry.

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Posture de danseuse et tenue soignée, la Deniz Gamze Ergüven que nous retrouvons dans le café d’un hôtel parisien est la définition même de l’élégance. Mais sous ses airs calmes urge une révolte qu’elle cache difficilement. Forte de trois cultures fondamentalement différentes qu’elle arrive pourtant à concilier, la réalisatrice de 39 ans ne se reconnaît pas dans la violence et l’intolérance contemporaines.

Dans la vie comme dans son cinéma, Deniz Gamze Ergüven s’indigne et dénonce. “Kaléidoscope de vérités”, son dernier film Kings – qu’elle a mis une dizaine d’années à produire et considère ainsi comme son éternel premier – relate les émeutes qui ont secoué Los Angeles en 1992 après l’acquittement de policiers accusés d’avoir passé à tabac Rodney King, un automobiliste noir (affaire qui a d’ailleurs inspiré la chanson “Like a King” de Ben Harper). Un film aussi engagé que sa réalisatrice, en définitive.

Konbini | Est-ce que l’on arrive à trouver une “maison” lorsque l’on grandit entre trois pays ?

Deniz Gamze Ergüven | Je me sens appartenir aux trois pays auxquels je suis formellement attachée. La Turquie, c’est le pays de toute ma famille, j’y ai des attaches sentimentales énormes et je suis très touchée par son destin. Mais je me reconnais comme française partout ailleurs. La France est un pays intellectuellement et artistiquement curieux et protecteur. À bien des égards, on a l’impression d’avoir une culture européenne, alors que non : la manière de défendre les arts, c’est franco-français. On a beaucoup de chance. Les États-Unis enfin, c’est un pays que j’ai regardé de loin mais avec une fascination évidente. Il y a une excitation, un sens de l’aventure, une folie et une histoire incroyable. Ensuite, ce sont des métissages : ce que l’on absorbe au contact d’une autre culture est finalement ce qui nous définit le plus.

Concernant “la maison”… on a vraiment des vies de saltimbanques ! J’ai longtemps vécu dans des meublés que je louais sur plusieurs mois. Depuis 2015, on a notre appart avec un frigo à nous, ce qui est un immense pas vers la sédentarisation pour moi. Malgré ça, on n’y est pas souvent : on voyage, on découvre des lieux magiques. On est chez nous tout en sachant qu’on repart.

“‘Chez moi’, c’est être quelque part et savoir que je n’ai pas coupé les fils avec ailleurs.”

Est-ce que vous vous sentez toujours “étrangère dans votre propre pays” aujourd’hui ?

Je me sens des trois pays : je me sens beaucoup plus turque que les Turcs peuvent le penser, et beaucoup plus française que les Français peuvent l’imaginer. Pareil aux États-Unis : le soir de l’élection de Trump, j’ai été dévastée à titre personnel. Je me sentais incluse dans le “nous” de “ce qui nous arrive”. Quand je reviens en France, c’est comme revenir dans le village de pêcheurs où mes grands-parents passaient l’été : je retrouve les mêmes personnes, assises sur le même banc… Le fait de partir ne fait pas que je loupe beaucoup de choses, j’arrive à suivre.

“Mes cultures ne se fragilisent pas les unes les autres, elles s’additionnent.”

Vous abordez beaucoup le thème de l’injustice dans vos réalisations. Si ce sentiment vous a longtemps habité [on lui a refusé plusieurs fois la nationalité française malgré le fait qu’elle ait grandi en France et elle ne lui a été accordée qu’à raison, selon ses dires, “d’un mari français, un enfant français et un succès professionnel”, ndlr], ne pensez-vous pas qu’il est toujours omniprésent dans le traitement des demandes des migrants ?

Ça va beaucoup plus loin : plus que de l’injustice, c’est du dégoût que j’éprouve. Concernant les réfugiés syriens, je ne comprends pas pourquoi l’histoire peut se dérouler comme elle se déroule. Et voir qu’Orbán s’est récemment fait élire en Hongrie sur les slogans les plus racistes et xénophobes, ça me donne mal au cœur…

La Turquie a accueilli près de 4 millions de réfugiés sans broncher. Mais en Europe, on est dans des sociétés tellement privilégiées qu’on a perdu tout contact avec la réalité de la misère et de la guerre. Il y a une partie du cerveau de l’opinion européenne qui ne sait même plus ce que c’est que d’avoir autre chose que ce qu’elle a. Il y a une abstraction totale qui me choque beaucoup.

“On ne dit pas “non merci” aux réfugiés. On n’a pas le choix.”

Faire des films avec un message politique, c’est une nécessité pour vous ?

Mon rapport au monde se fait par le cinéma. Si je fais quelque chose de “non politique” pendant longtemps alors que l’un de mes pays est en train de partir en vrille, je peux difficilement ne pas avoir mauvaise conscience. Sur le tournage de Kings par exemple, je me sentais coupable de ne pas m’occuper de la Turquie.

Mais il m’arrive de faire autre chose ! Cet hiver, j’ai choisi d’entrer dans un monde que j’avais envie de découvrir : avec la série The First [dont elle a dirigé plusieurs épisodes, ndlr], j’ai pu voir ce qu’était un tournage américain de l’intérieur. Certes, j’ai pu avoir l’impression de me focaliser sur des considérations plus individuelles, sans impact sur le monde. Mais on y trouve simplement des problématiques différentes. J’étais contente de parcourir ça. Ça m’a vraiment retournée et j’ai beaucoup appris.

Quelles sont les différences majeures que vous avez observées entre les industries française et hollywoodienne au vu de vos deux expériences ?

L’absence de demi-mesure. Kings était sous une pression économique beaucoup plus forte que Mustang, mais paradoxalement, les moyens y étaient dédoublés. Par exemple, pour la scène du match de foot de Mustang, on a mimé 45 000 personnes avec seulement 18 figurantes sur un micro terrain mouillé et abîmé. Sur Kings, le premier assistant m’a demandé combien je voulais de figurants pour la scène de la parade. J’ai dit que je pouvais le faire avec trente personnes, si je remplissais bien le cadre. Il a noté deux cents, parce que ce n’est pas comme ça qu’on fonctionne là-bas : quand on fait quelque chose, on le fait bien.

Quand ils avaient besoin de compétences spécifiques, ils prenaient le meilleur en la matière, même sous pression économique. Il n’y avait pas cette idée de “trouver le moins cher”. Même s’il y a inévitablement un retour de bâton : on a passé la dernière semaine à casser le scénario pour qu’il entre dans le budget.

En Allemagne, on se pose la question de faire moins de films, mais mieux financés. Et je pense que c’est ce qu’il faut faire : étudier la faisabilité des projets au cas par cas, plutôt que de tout valider et essayer de les monter avec le peu de moyens disponibles. Parfois on peut trouver une solution alternative, mais il arrive qu’on ne puisse pas passer en force. Et “faire pour pas cher”, ce n’est certainement pas le but de l’art.

Avec du recul, est-ce que vous auriez pu avoir une carrière en Turquie ?

[Longue hésitation] Non. Ou à une échelle très très très différente, presque de semi-amatrice. En termes de moyens de production, il n’y a presque rien, même si le ministère de la culture offre symboliquement une équivalence de l’aide au développement. Une coproduction européenne est presque systématiquement nécessaire pour mener les projets à bien.

Il y a aussi un problème politique : le ministère comprend des membres de la KP [parti communiste turc], très sensibles aux sujets politiques des films. Il n’y a donc pas de tampon entre le gouvernement et les cinéastes.

Et peut-être moins d’opportunité pour les femmes également ?

C’est une problématique plus vaste que la Turquie : des chiffres prouvent que de toute évidence il y a un grave problème quant à la place des femmes dans l’industrie du cinéma. Mais ce qui est bien, c’est que c’est en train de changer. Cela fait seulement 3-4 ans qu’on en parle, et il est nécessaire de pousser très fort sur ce terrain.

Est-ce que l’on vous a déjà fait sentir que vous n’aviez pas votre place dans cette industrie en raison de votre sexe justement ?

Je déteste me placer en victime, mais sur Kings, je me suis sentie complètement inaudible dans mon dialogue avec les producteurs. Vraiment inaudible. Quand je cherchais des financements pour faire le film il y a dix ou douze ans, j’étais une jeune fille en robe fleurie qui débarquait dans des bureaux d’hommes avec un scénario sous le bras. Pas étonnant que ça n’ait pas fonctionné à l’époque. Le réalisateur est censé avoir une position de chef. C’était presque contre-intuitif pour les gens qu’une fille occupe ce poste-là.

On vous a rétorqué que vous ne pouviez faire ce film parce qu’il ne vous concernait pas, que ce n’était “pas votre histoire”. Est-ce que vous pensez qu’on l’aurait dit aussi facilement à un homme ?

Je pense que non. On m’a fait comprendre que si je faisais quelque chose de plus autobiographique, ça passerait mieux auprès des producteurs, et c’est pour ça que j’ai décidé de faire Mustang d’abord. Mais il faut se rappeler que dire à une femme “ce ne sont pas tes affaires”, c’est la reléguer au domestique. C’est exactement ce que fait l’oncle dans Mustang, mais à l’échelle des artistes. C’est du machisme instinctif.

Regardez ce que Kathryn Bigelow [réalisatrice de Detroit, ndlr] se prend dans la figure – et de toute part – alors que c’est l’une des plus grandes cinéastes actuelles. On lui rappelle sans cesse ce qu’elle n’est pas noire et qu’elle est une femme. Comme si c’était une tare ! C’est délirant !

Personnellement, je l’ai toujours ressenti : les gens n’aimaient pas beaucoup l’idée que j’aille à Johannesbourg faire des études d’histoire africaine, ou que je m’émerge dans South Central pour préparer Kings. C’est comme si l’aventure n’était pas faite pour les femmes, qu’elles seraient mieux tranquillement chez elles. Et il est temps que ça change.

Kings (avec Halle Berry et Daniel Craig) est sorti le 11 avril 2018.