On a discuté avec les fondatrices de Waïa, la nouvelle plateforme Web qui célèbre la beauté des femmes noires

On a discuté avec les fondatrices de Waïa, la nouvelle plateforme Web qui célèbre la beauté des femmes noires

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Via Waia instagram

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Par Sophie Laroche

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“Nous voulons nous accorder le privilège de simplement se trouver belles, hors revendications politiques ou militantes.”

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En France, le recueil de statistiques “ethniques” est interdit. Pour autant, l’absence de modèles noires en couvertures de magazines féminins tout comme le manque de journalistes noirs au sein des rédactions et des départements artistiques des grands titres de presse est facile à constater. Pour offrir une réponse “positive et joyeuse” à une industrie de la beauté dominée par le blanc, cinq femmes, Raïssa Tchoulague, Nathalie Chebou Moth, Regynn Yengo, Oldie Mbani et Mélanie Wanga, ont créé une plateforme 100 % digitale nommée Waïa. Véritable célébration des beautés noires dans leur diversité, elle propose aux millennials des contenus mode et beauté inclusifs ainsi que des témoignages de femmes inspirantes dont les voix ont souvent été absentes des médias traditionnels. À l’occasion du lancement de la plateforme en juin dernier, on a questionné ses fondatrices à propos de leur projet révolutionnaire.
 
“Waya” (transformé en “Waïa”), en langage banen du Cameroun, veut dire “bonjour”. Qui saluez-vous ? Et quel type de discussions peut-on s’attendre à trouver sur Waïa ?
 
On salue tout le monde ! Waïa est une plateforme 100 % digitale dédiée aux femmes noires, à leur beauté, leur style, leur attitude, mais qui a l’ambition de s’inscrire dans les médias français. Nous voulons parler des et aux filles modernes, de la génération millennial. Elles sont ancrées dans leur temps, nourries de culture anglo-saxonne mais aussi européenne et africaine. Waïa va proposer des séries mode réalisées par l’équipe mettant en scène les femmes noires comme on n’a pas l’habitude de les voir, mais aussi des tutoriels beauté en vidéo, des interviews et des portraits de femmes inspirantes. On va bien sûr parler de beauté, mais aussi de sujets culture et société.
 
Qu’est-ce qui vous a poussé à fonder ce magazine aujourd’hui ?
 
Waïa découle de l’envie collective de notre équipe de mettre les femmes noires en avant. Nous sommes cinq filles à l’origine du projet : Raïssa Tchoulague, directrice artistique, Nathalie Chebou Moth, responsable de l’organisation et des partenariats, Regynn Yengo, styliste, Oldie Mbani, maquilleuse, et Mélanie Wanga, directrice éditoriale. Chacune d’entre nous, de manière différente, a pu être témoin de la difficulté des médias et de l’industrie de la beauté française à mettre les femmes noires en avant. Avec Waïa, nous avons voulu apporter une réponse positive et joyeuse, qui soit proche de notre communauté. On a voulu être les actrices de notre représentation.
 
Pourquoi cette initiative n’a pas pu être réalisée avant, selon vous ?
 
Étonnamment, il existe une tradition des magazines francophones destinés aux femmes noires. Par exemple, AWA Magazine est un féminin africain des années 1960-70 et l’une de nos inspirations. Et bien sûr, il existe dans les kiosques français des magazines papier à destination des femmes noires ou maghrébines, comme Amina ou Miss Ebène, mais ils sont destinés à un public plus âgé, et assez éloignés des nouvelles tendances que l’on voit émerger sur les réseaux sociaux (le féminisme intersectionnel, ou les mouvements nappy et body positive).
 
Nous voulons nous adresser aux millennials qui ont entre 15 et 40 ans. Ce qui est sûr, c’est qu’un projet comme Waïa ne pouvait voir le jour indépendamment des grands médias classiques. Encore aujourd’hui, on entend dans les rédactions françaises des débats sur le fait d’intégrer ou non des photos d’illustration avec des personnes noires. Dans les féminins, c’est encore plus compliqué : les femmes noires “ne vendent pas” parce que les “lectrices ne s’y reconnaissent pas” selon un adage courant. Dans ce contexte, compliqué de laisser la place à de nouvelles visions, de nouveaux visages ou à une vraie diversité. C’est en partie pour cela qu’Instagram est devenu une telle force prescriptrice qui a sapé la toute-puissance de la presse : pêle-mêle, on y trouve des tutoriels, des photos célébrant les peaux foncées, les cheveux et les corps des femmes noires…
 
Quelle était votre plus grosse appréhension lorsque vous vous êtes lancées dans ce projet ?
 
Les procès en communautarisme bien sûr qui, notons-le, ont tendance à faire surface uniquement quand ce sont des personnes non-blanches qui se réunissent. Mais surtout, on n’était pas sûres de fédérer un public. Nous savions que nous trouvions l’idée super, et que nous aurions aimé grandir avec un média comme Waïa. Mais on ne savait pas si ça allait intéresser d’autres personnes. Aujourd’hui, on est rassurées : en trois semaines d’existence, nous avons recueilli 1 500 abonnés sur Instagram ; des photographes, modèles et marques nous ont proposé de travailler avec eux… Pour nous, c’est une vraie victoire.
 
Sur le site, Waïa est décrit comme un “mouvement”, une “révolution”, pouvez-vous m’expliquer pourquoi ?
 
C’est notre manière d’inclure notre public dans notre projet. Waïa n’est pas quelque chose que l’on veut construire seules : on veut répondre aux demandes, aux idées de celles et ceux qui nous suivent, créer une vraie plateforme. Et pour cela, le mot “révolution” sonne bien, du coup !
 

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Les réflexions sur le manque de représentation des minorités dans les secteurs de la beauté sont de plus en plus importantes (avec des réponses comme Fenty Beauty). Pensez-vous que la société est en train d’opérer un véritable changement à ce sujet ?
 
L’industrie de la beauté se fait rattraper par ses décennies d’exclusion des personnes non-blanches, que ce soit dans les campagnes de pub ou dans le maquillage. Jusqu’ici, il y avait les marques destinées aux peaux noires, un peu ghetthoïsées, et les marques “généralistes” qui refusaient de vendre chez nous leurs fonds de teint les plus foncés (qui sont disponibles aux US et dans d’autres régions du monde)… sous prétexte que ça ne vend pas. Bref, c’est vrai que depuis l’arrivée de Fenty Beauty, la diversité est devenue tendance. Toutes les marques s’y mettent pour des raisons économiques. Reste à voir si c’est une tendance de fond, et si les campagnes de pub et les médias vont suivre.
 
Vous vous adressez aux “millennials”, pourquoi cette cible ?
 
Parce que c’est la cible dont nous faisons partie, et celle qui a également le plus soif de contenus divers. Sans faire de généralisations, les millennials sont plus ouverts et plus conscients des enjeux de représentation, d’identité, LGBTQ+, etc. Nous pensons aussi que ce sont eux qui seront aux manettes des médias dans quelques années, donc nous avons envie d’apporter notre pierre à l’édifice de ce que cette génération va construire.
 
En termes de représentation, les modèles des femmes et des hommes noirs en France se situent de l’autre côté de l’Atlantique. Selon vous, pourquoi la France est-elle toujours à la traîne en ce qui concerne cette question ?
 
La culture grand public française a encore du mal à faire de la place aux minorités. Une vraie place, hein. Parce qu’on sait tous qu’elle aime bien les stéréotypes, notamment dans des comédies à gros budget où un acteur blanc très connu apprend la vie à un “jeune issu de la diversité”. Au-delà de cela, le livre Noire n’est pas mon métier, écrit par Aïssa Maïga et d’autres actrices françaises noires, a mis le doigt sur quelque chose d’intéressant : c’est l’industrie culturelle qui empêche l’émergence de nouveaux modèles ! La black culture est devenue mainstream aux États-Unis, mais en France, on est toujours face à des préjugés venus des producteurs, des financiers et des réalisateurs, qui empêchent les personnes noires d’être justement représentées. Dans la musique, on n’a pas notre Beyoncé. Et si Lupita Nyong’o était française, on n’ose pas imaginer les rôles qu’on lui proposerait…
 
Vous avez choisi de développer un média web ainsi qu’une page Instagram. Comment ont été réfléchis ces choix de médiums dans le cadre du message porté par Waïa ?
 
Comme on cible les millennials, on a voulu miser sur le Web. C’est aussi une question de moyens : monter un magazine papier est une vraie aventure dans laquelle il vaut mieux se lancer en étant bien financé. On a également pensé au magazine en ligne : mais là aussi, le modèle est difficile à trouver, surtout quand on ne dispose pas d’une rédaction entière ! Si c’est pour publier un article par mois, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Notre Instagram est notre porte d’entrée dans l’univers Waïa et nous permet de toucher notre audience tous les jours avec des photos et des textes. Quand à notre newsletter, Femme Like You, c’est la même idée : on vous parle là où vous vous trouvez déjà, dans votre mail.
 

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Parlant de visuel, quand on regarde le site Internet ou la page Insta, on retrouve une multitude de couleurs, des paillettes… Waïa, c’est surtout une célébration ?
 
Complètement ! Notre directrice artistique, Raïssa, a voulu donner à Waïa un aspect célébration très seventies, glamour et décalé. Rien que ça, ce n’est pas un univers auquel les femmes noires françaises sont souvent associées. Et ça tombe bien, puisque les paillettes sont l’obsession de notre maquilleuse Oldie…
 
Sur un des visuels, il est écrit : “célébrer notre beauté n’est ni politique ni militant.” Je trouve cette phrase très forte. Pouvez-vous l’expliquer davantage ?
 
La célébration de la beauté noire a toujours été politisée. Elle a pratiquement toujours été médiatisée comme un acte militant ou interprété comme tel. On nous a souvent enlevé le pouvoir de nous trouver belles et de célébrer cette beauté sans la rattacher à un acte de rébellion ou de revendication, surtout en Occident. Mais Waïa est aussi l’occasion de dépolitiser notre corps, de se le réapproprier. Nous voulons nous accorder le privilège de simplement se trouver belles, hors revendications politiques ou militantes.
 
Aujourd’hui, dire que les cheveux crépus sont beaux ne devrait pas être un acte de militantisme : ils sont beaux, c’est tout. On est fatiguées que nos corps et notre beauté soient utilisés comme étendard de revendications. Tout ça n’est pas pour ignorer les revendications des générations précédentes, qui nous ont justement permis d’avoir le courage de nous célébrer. Nous respectons et honorons celles qui avant nous ont dû militer pour qu’on ait juste le droit d’exister. Waïa, c’est nous : belles et libres.
 
Comment trouvez-vous et sélectionnez-vous les modèles que l’on peut trouver sur le site ou sur le compte Instagram ?
 
Regynn, Oldie et Raïssa ont déjà travaillé sur de nombreux shootings, que ce soit dans le cadre professionnel ou à travers des projets personnels. Elles ont donc un très bon réseau et toutes les compétences nécessaires pour scouter les modèles sur le Web et Instagram en particulier. On décide ensuite toutes ensemble, en équipe, quelles sont celles qui collent le mieux aux concepts qu’on a imaginés. Après, tout dépend des disponibilités de chacune, mais jusqu’ici, on a eu de la chance et on est très contentes des résultats.
 
Vous avez choisi de montrer la pluralité des corps en mettant en avant des femmes noires qui ont des teintes de peau ou des corpulences différentes. Pourquoi est-ce important ?
 
C’était capital pour nous d’éviter de tomber dans l’écueil du colorisme, cette forme de discrimination qui privilégie les femmes à la peau claire au détriment des femmes plus foncées. L’objectif de Waïa est d’exposer la diversité au sein des Noires. Elles sont déjà tellement souvent stéréotypées par ailleurs, alors qu’elles ont toutes des histoires, des goûts, des styles différents… Et oui, des corps différents ! Nous préparons d’ailleurs une série de photos et vidéos body positive.
 

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Vous offrez aussi des témoignages. La première femme que vous décrivez c’est “la Parisienne”, le mythe de la femme française. Quelle est l’idée derrière ce choix ?
 
Parce que c’est très inattendu de shooter une femme noire comme archétype de la Parisienne, non ? Soyons honnêtes : on l’imagine toujours blanche, brune avec une frange, mince, la clope au bec et le rouge à lèvres carmin. C’est cette image-là qui s’exporte à l’étranger. Du coup, c’était important pour nous, qui sommes parisiennes de naissance ou d’adoption, d’enfin avoir une image de femme noire mise en valeur dans ce rôle. Notre campagne de lancement dans son entier était pensée dans cette direction : quels sont les termes que l’on associe peu aux femmes noires ? Nous avons choisi “lumineuse”, “fraîche”, “avant-garde”, “libre”, “sororité” et donc “la Parisienne”.
 
Comment s’est constituée l’équipe de Waïa ? Quelle est l’importance de la sororité dans cette démarche ?
 
Raïssa et Nathalie sont amies et collaboratrices de longue date, elles ont d’ailleurs monté ensemble un studio créatif, le Garage Gudit. Mélanie coanime les podcasts Le Tchip et Quoi de meuf, qu’elles écoutaient depuis plusieurs mois. Elles admiraient également le travail de Regynn et Oldie de loin, et quand le projet s’est concrétisé, c’est naturellement que celles-ci ont rejoint l’aventure. Le fait que l’on soit cinq filles noires dans ce projet nous booste énormément. On y consacre une bonne partie de nos journées et week-ends, mais avoir un idéal et une vision commune nous motive à avancer.
 
Est-ce difficile aujourd’hui de monter un média consacré aux femmes noires ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?
 
Waïa est un projet passion, que l’on mène toutes en parallèle de nos activités professionnelles. Donc, pour l’instant, les difficultés sont surtout d’ordre financier et organisationnel. Mais on est bien décidées à trouver un modèle qui nous permette de développer l’activité de Waïa sur le long terme. Et l’enthousiasme que le projet génère nous pousse encore plus à innover.
 
Waia est un projet collectif initié par Raïssa Tchoulague, Nathalie Chebou Moth, Regynn Yengo, Oldie Mbani et Mélanie Wanga. Et c’est à retrouver ici et ici.