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Lettre ouverte de Kendell Geers à Kader Attia, le plagieur “plagié” par Dosseh & Nekfeu

Lettre ouverte de Kendell Geers à Kader Attia, le plagieur “plagié” par Dosseh & Nekfeu

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Par Rachid Majdoub

Publié le

À lire -> Pourquoi le nouveau clip de Dosseh feat. Nekfeu a été supprimé de YouTube

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Avec des références et un comparatif en images de ses œuvres et de celles de son homologue, Kendell Geers en profite pour rappeler que le plagiat, ou du moins l’inspiration (la frontière est subtile mais elle existe), est le moteur de l’art. Un art que Kader Attia lui-même ne s’est pas privé de copier, rappelle l’auteur de cette lettre ouverte :

Lettre ouverte à Kader Attia

DONC, VOICI L’HIVER DE NOTRE DÉPLAISIR !

Notre première rencontre remonte à une bonne dizaine d’années déjà, lors de l’exposition Take a walk on the wild side, organisée et préparée par Jérôme Sans et De Pury & Luxembourg à Zurich. Les choses ont bien changé depuis et je voudrais te féliciter pour ton succès et ton ascension dans le monde de l’art.
Était-ce Voltaire qui le premier a dit qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ?
Il me semble important d’intervenir maintenant dans cette tribune afin de manifester mon désaccord au sujet des poursuites que tu as engagées contre Dosseh et Nefkeu, exigeant que leur clip vidéo soit retiré de la Toile sous prétexte de plagiat. Il me semble important de faire entendre ma voix sur un sujet qui me touche de près, tant dans mon cœur que dans mon art. Il me semble important de défendre des artistes à une époque où la moralité se mesure uniquement à l’aune de la célébrité.

“L’imitation est la plus sincère des flatteries”

Depuis 1988, j’ai créé un ensemble d’œuvres et un langage autour du sujet du plagiat justement, en m’inspirant de Lautréamont, poète français né en Uruguay, qui a dit : “Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.” Son texte révolutionnaire, Poésies, fut l’eau bénite qui baptisa les surréalistes, un texte écrit entre les lignes avec des mots plagiés d’autres auteurs.
Je me suis toujours demandé si Paul Gauguin s’était inspiré de Lautréamont lorsqu’il a proclamé que “l’art est soit plagiat, soit révolution“. En revanche cela ne fait aucun doute que c’est bien lui qui a inspiré Guy Debord quand il a écrit son livre révolutionnaire La Société du spectacle en 1967, dans lequel on trouve ceci : “Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
J’ai en de nombreuses occasions utilisé les travaux d’autres artistes et écrivains, que j’ai découpés, tranchés, fragmentés dans Minutes to go, à la manière de William Burroughs, Brion Gysin, Gregory Corso et le Sud-Africain Sinclair Beiles. Leur concept de “cut-up”, ces fragments aléatoires, avait lui-même été emprunté à Tristan Tzara et a depuis évolué vers ce que l’on pourrait définir comme l’esprit même du rap, du hip-hop, de la culture urbaine et la pierre angulaire du pop art et du postmodernisme.
À ta place, je prendrais cela comme un immense compliment que de jeunes artistes français décident de pratiquer le “cut-up” sur une de mes œuvres pour l’insérer dans une vidéo en ligne. On dit que l’imitation est la plus sincère des flatteries. Le plagiat n’est pas du vol dans le contexte de Dosseh et Nekfeu et si j’étais toi, je serais très flatté.
Le point que tu soulèves au sujet des droits des artistes est fondamental et mérite d’être de nouveau souligné : “[…] en tant que plasticiens, nous devons nous défendre face aux utilisations non consenties de nos œuvres […]. Tout le monde nous pille, que ce soit la publicité ou l’industrie culturelle.

“Nous sommes uniquement jugés sur nos prix, nos ventes et notre place sur le marché”

S’il y a bien une industrie contre laquelle il conviendrait de s’élever, c’est la nôtre, celle du marché de l’art. Malheureusement, l’art et les artistes ne sont plus jugés sur la vision, l’intégrité, la contribution à l’histoire ou encore l’esthétique qu’ils offrent. Non, nous sommes uniquement jugés sur nos prix, nos ventes et notre place sur le marché. À mesure que les artistes deviennent plus puissants et que leurs comptes en banque s’étoffent, le nombre de ceux qui osent faire entendre leur voix pour défendre notre métier diminue, car nous sommes tous bien conscients que cela reviendrait à mordre la main qui nous nourrit. Nous sommes devenus les laissés-pour-compte, les exclus ballotés au gré d’une économie qui instrumentalise chacun de nous sans aucun respect.
Tu as raison de déclarer que “chaque artiste, qu’il soit musicien, plasticien ou autre, doit défendre l’intégrité et le respect de son œuvre” et c’est justement pour cela que je me vois aujourd’hui contraint d’intervenir, pour défendre notre droit à être des artistes, le tien, le mien tout comme celui de Dosseh et Nefkeu.

“Le plagiat de l’un est le sampling de l’autre”

“Ton ennemi aujourd’hui ce n’est pas Dosseh et Nekfeu”

Ton ennemi aujourd’hui ce n’est pas Dosseh et Nekfeu, ni les industries de la culture et de la publicité. NON, ton ennemi est mon ennemi, car nous vivons dans une époque où l’ignorance prospère. Accorde à tes collègues artistes le droit de citer, de sampler, de rendre hommage, et de s’exprimer eux-mêmes en tant qu’artistes.
Défiant toute intelligence, la vérité et sur la base de mensonges et d’une désinformation notoire, 17 410 742 personnes au Royaume-Uni ont voté pour le Brexit. Aux États-Unis, 62 510 659 personnes ont élu un bigot raciste et misogyne dénué de toute expérience politique, usant de leur vote pour construire un mur d’ignorance, de peurs et de paranoïa, toujours sur la base de mensonges et de désinformation. À gauche, à droite, au centre, l’extrémisme menace désormais de nous replonger dans le “règne de la terreur”. Chez nous, dans les rues, nos déplacements à travers la planète et dans les airs, nos styles de vie, tout cela a généré un changement climatique qui, si l’on n’y remédie pas, mènera à l’extinction de l’humanité.

“Putain d’époque !”