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Walter Salles, réal de Central do Brasil : “Le Brésil est revenu au moins 25 ans en arrière en deux ans”

Walter Salles, réal de Central do Brasil : “Le Brésil est revenu au moins 25 ans en arrière en deux ans”

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

Vingt ans après sa sortie, Central do Brasil, Ours d’or à Berlin en 1998, repart à la conquête des salles ce mercredi dans une version restaurée. L’occasion de (re)découvrir l’émouvante et sublime histoire d’amitié entre Dora, une dame qui gagne sa vie en rédigeant des lettres, et Josue, un petit garçon solitaire à la recherche de son père.

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De passage à Paris, son réalisateur, l’affable Brésilien Walter Salles, a évoqué pour Konbini ce film clé de sa carrière. Il s’est également exprimé sur sa thématique de prédilection, la route, sur la situation politique au Brésil ou sur Neymar. Entretien.

Depuis 2012, vous êtes un peu sorti du radar, du moins en France. Que devenez-vous ? Comment ça va ?

Je vais bien, merci [rires]. Récemment, j’ai tourné en Chine A guy from Fenyang, un long-métrage documentaire consacré au cinéaste Jia Zhang-ke [toujours inédit en France, ndlr]. Par la suite, il m’a invité à participer à un film collectif, Où en sommes-nous aujourd’hui ?, auquel il a lui-même collaboré. Dans ce cadre précis, j’ai livré un moyen-métrage de 25 minutes dont l’action se déroule au Brésil.

J’ai également planché sur un documentaire, dont la diffusion à la télé brésilienne est imminente, autour du plus grave accident écologique de l’histoire de notre pays : l’explosion d’un barrage dont les conséquences ont impacté des communautés sur 650 kilomètres, de Minas Gerais à Espírito Santo. Mon souhait était d’aller à la rencontre de ces personnes livrées à elles-mêmes et d’entendre leurs témoignages. J’ai enfin supervisé une série dramatique de huit épisodes, située dans les années 1990 et axée sur les rapports amour/haine entre deux frères boxeurs que tout oppose.

Et côté cinéma ?

Deux projets sont en développement. Ils sont inspirés d’histoires vraies. L’une est liée aux années 1970, dites de plomb, sous la dictature militaire, et l’autre se rattache à la colonisation portugaise, en 1550. Ils sont très différents tout en étant révélateurs de l’identité brésilienne. […] Vous savez, j’ai deux enfants de 9 et 11 ans. Du coup, ces derniers temps, j’ai choisi de développer des projets moins chronophages, qui me permettent d’avoir un ancrage à Rio de Janeiro, où je vis, et une relation proche et affective avec ma famille.

Central do Brasil a 20 ans cette année. Que vous évoque cet âge ?

[Sourire] En tant que réalisateurs, nous sommes toujours engagés à regarder la réalité, le présent, le futur, en nous demandant comment les interpréter. Remonter les années et revenir sur ce film qui, pour des raisons techniques, demandait à être restauré, fut un plaisir. Central do Brasil est associé à une période spécifique de la vie brésilienne. Nous avions vécu 25 années de censure pendant la dictature militaire. Par conséquent, ce long-métrage a été un moyen d’exprimer une géographie physique et humaine ; la volonté d’en faire un road movie n’est pas un hasard. La quête du père de Josue s’entremêle à celle du pays tout entier. Nous voulions revoir le reflet de notre nation.

Pendant le tournage, aviez-vous anticipé la portée qu’il aurait ?

Difficile à dire… Le film est animé par ce désir incandescent de retrouver dans quel pays nous vivions, de savoir qui nous étions, de nous réconcilier avec notre passé tout en comprenant notre présent. Il a répondu à une quête identitaire précise, laquelle s’est traduite de manière directe à l’écran. C’est sûrement pour ça qu’on a atteint 6 millions de spectateurs à travers le monde.

Au moment où le film est possible, vous avez l’embarras du choix, l’opportunité de traiter le récit que vous voulez. Le Brésil est en effet, à cet instant, un immense champ de possibilités. Pourquoi avoir opté pour cette histoire précise après la longue césure qui succéda au Cinema Novo des années 1960 ?

Parce que j’ai compris que nous étions en pleine crise identitaire, que nous avions besoin de passer par un processus de resensibilisation, d’humanisation. Nous étions dans l’impossibilité de témoigner. Nous n’avions plus rien raconté pendant trop longtemps ; d’où l’idée que l’héroïne, Dora, soit écrivain et reçoive tous les récits du Brésil. Soit autant d’histoires qui n’ont pas été vues ou lues. Le film devient, in fine, l’instrument par lequel les lettres qu’on lui demande d’écrire trouvent un destin.

Deux décennies plus tard, le constat est-il le même ? Existe-t-il encore, à l’ère des réseaux sociaux, des personnes qui écrivent pour les illettrés et des enfants livrés à eux-mêmes ?

La trame est exactement au point d’inflexion de ce raz-de-marée technologique. En 1998, les portables existaient mais il n’était pas possible d’envoyer des photos ou de se connecter aux réseaux sociaux. Il y avait un sceau d’innocence dans les lieux où nous avons tourné. Nous avons traversé 8 000 km, depuis le Sertão, dans le Nordeste, pour essayer de retrouver, non seulement le père de Josue, mais aussi notre propre pays. Je voulais dévoiler des images qui n’avaient pas été montrées au cinéma ou à la télévision. L’idée était de révéler un non-dit national. Central Do Brasil fut une quête initiatique pour les héros comme pour l’équipe. On ressent ce qui se passe devant et derrière la caméra. Pour revenir à votre question, s’il y a moins de personnes qui écrivent des lettres, on rencontre en revanche beaucoup trop de Josue dans les rues des grandes villes. Des enfants démunis et solitaires, privés de perspectives et d’insouciance. Le nombre de morts violentes chez les très jeunes est malheureusement élevé, encore plus qu’à l’époque du film.

Ils rêvent à quoi ces enfants ?

À leur survie. La seule chose qu’ils ont en tête est d’arriver au prochain jour.

Êtes-vous toujours en contact avec Fernanda Montenegro et Vinicius de Oliveira, les deux comédiens principaux du film ?

Évidemment. Je pense justement à Fernanda Montenegro pour un de mes prochains films. Avec Vinicius, nous avons fait deux autres longs-métrages. Nous sommes en contact assez permanent. J’aime l’idée de famille au cinéma. C’est important, sinon primordial, de renouer avec les mêmes collaborateurs. Les projets que j’envisage sont d’ailleurs une manière de retrouver une équipe ou des acteurs avec lesquels j’ai aimé échanger. [Il réfléchit] Je suis un amoureux du cinéma de François Truffaut et je dois le remercier de nous avoir permis de suivre Antoine Doinel pendant des années.

La route est la thématique fil rouge de votre filmographie. D’où vient cette obsession et/ou cet amour ?

Le cinéma constitue un instrument de connaissance et de dévoilement du monde. C’est ce qui m’a toujours guidé. Je me suis posé beaucoup de questions avant de réaliser Carnets de voyage, pour lequel j’ai investi une géographie qui m’était étrangère. J’ai fait le voyage deux fois, de toutes les manières possibles, avant le premier clap : soit trois fois 20 00 kilomètres. L’Amérique latine est encore une dernière frontière. D’une part, parce qu’il y a des sites comme le désert de l’Atacama ou la Patagonie qui restent des zones non défrichées. D’autre part, parce que nous avons les mêmes problèmes structurels qu’il y a 60-70 ans et qui touchent aux propriétés de le terre, à l’iniquité. La route est en définitive l’incarnation de ce désir de connaître ce que j’ignore. Jorge Luis Borges le disait très bien quand il parlait de son rapport à la littérature, lui qui aimait nommer ce qui ne l’était pas encore. C’est exactement ce que je recherche au cinéma.

Il y a quelques années, lors de votre masterclass au Forum des Images de Paris, vous avez dit que le voyage a défini votre vie. Dans quel sens ?

À travers le voyage, vous saisissez que la vie est beaucoup plus ample et complexe que vous ne l’imaginiez. Cette compréhension, c’est le cinéma qui me l’a offerte. Tous mes voyages ont compté. À titre d’information, je précise que mes deux films en projet sont en partie liés à la route et à la quête identitaire. Ce sont les thèmes qui me donnent l’envie de tourner.

Votre filmographie évoque toutes les formes d’exil. En quoi ce décentrement des personnages vous passionne-t-il tant ?

Mes personnages vont dans une direction qui leur est inconnue, que ce soit dans Central do Brasil, Carnets de voyage ou Terre lointaine. Ils rejoignent une géographie qui ne leur est pas familière. La dramaturgie de leur périple prend racine dans le fusionnement de leurs attentes et des réalités auxquelles ils vont devoir se confronter.

Quel a été votre plus beau voyage, au propre comme au figuré ?

Difficile à dire. Encore une fois, les films fondateurs sont Central do Brasil, Carnets de voyage et Terre lointaine. Ils ont amplifié ma compréhension du monde, de l’humanité et m’ont aidé à déchiffrer les problèmes structurels rattachés aux cultures de chacun des pays explorés. Je garde des souvenirs inoubliables de ces expériences, qui sont les plus libres que j’ai vécues et qui se sont faites aux côtés d’une équipe restreinte.

Quel est, pour vous, le maître étalon du road movie au cinéma ?

J’aime beaucoup le point de rencontre entre Wim Wenders et Michelangelo Antonioni. Le premier avec ses personnages en quête d’une innocence perdue, à l’instar d’Alice dans les villes. Le second, avec sa manière de construire des personnages en crise identitaire. Profession : reporter a été très important pour moi. À la fin de la projection, je n’arrivais pas à quitter la salle. Il était minuit, j’étais encore seul. Je l’ai gardé en tête depuis tout ce temps.

En 2004, vous avez tourné le remake de Dark Water du Japonais Hideo Nakata. Le film n’a pas forcément été bien reçu. Une autre expérience similaire, ça vous tente ?

Je suis éminemment brésilien. Les sujets qui m’intéressent quotidiennement se rapportent à réalité de mon pays, de ses tremblements politiques, sociaux ou culturels. Les États-Unis, convenons-en, sont devenus un pays qui offre très peu d’opportunités pour le cinéma indépendant. Ce n’est pas un hasard si l’on constate une migration de cinéastes talentueux en direction des séries ou des films Netflix ou Amazon.

Ça vous plairait d’aller vers Netflix ou Amazon ?

Je n’ai pas considéré l’idée. Ce n’est certainement pas une priorité à ce jour.

Michael Haneke regrette d’avoir tourné la version US de son film Funny Games. Ressentez-vous un sentiment similaire concernant Dark Water ?

Vous savez, j’aime arriver sur un plateau et, à partir des scènes à construire ce jour-là, essayer de trouver quelque chose qui ne soit pas écrit : un imprévu, un accident, un élément qui transcendera le récit par son caractère unique et original. Cette vision est pratiquement impossible aux US parce que tout y est planifié dans une logique industrielle, avec des normes hollywoodiennes. Les films que j’ai tournés diffèrent systématiquement à l’écran du matériau scénaristique originel. En Amérique, je n’ai pas pu travailler avec cette liberté-là. Tourner là-bas sert davantage aux réalisateurs qui aiment cette prévisibilité. Ce qui n’est pas mon cas. Aujourd’hui, je peux vous dire que je n’aurais pas investi autant de temps sur Dark Water car j’aurais certainement préféré m’atteler à un film brésilien, avec un contrôle plus ample sur la matière filmique.

Comment se porte le cinéma brésilien aujourd’hui ?

Il y a un vrai renouveau avec l’essor de cinéastes comme Kleber Mendonça Filho, Marco Dutra et Juliana Rojas, qui ont réalisé Les bonnes manières ou Eryk Rocha, dont le documentaire Cinema Novo a été présenté à Cannes Classics en 2016.

Vous en êtes l’impulsion, non ?

C’est un chemin à plusieurs voies. Le Cinema Novo est à la base du septième art brésilien d’aujourd’hui. Comme le néoréalisme en Italie, ses représentants ont approché des visages dans les rues et raconté des histoires urgentes. De la même manière, ceux qui font ça aujourd’hui, comme ceux de ma génération, ont agi similairement. Il y a des vases communicants entre nous tous.

Parlons un peu de politique… Lula a réaffirmé tout récemment, dans une lettre rendue publique, son intention de briguer un troisième mandat malgré son incarcération, certifiant son innocence. À quelques mois de l’élection présidentielle, qui se tiendra en novembre, le Brésil est sous tension. Comment vivez-vous ces heures ? Il se passe quoi ?

Même les plus avisés et informés des journalistes politiques ne savent pas ce qui va se passer au Brésil. Les candidats ne se sont pas encore tous présentés. Des surprises interviendront. Il y a aussi la question centrale autour de Lula et de son jugement. S’il ne participe pas, qui sera le candidat du parti des travailleurs ? À mon sens, Fernando Haddad, le maire de Sao Paulo, serait un bon candidat. Il fait montre d’une vraie modernité et comprend la nécessité de lutter contre les inégalités à la base de la société. Les candidats de droite veulent revenir en arrière, vers les années de la dictature militaire. Ça serait un gâchis impensable. Mais je ne pense pas qu’on assistera à ce désastre. L’extrême droite n’y arrivera pas : ses candidatures vont imploser d’elles-mêmes car elles sont complètement anachroniques. Sachez en tout cas que le nombre d’indécis est énorme, tout comme le rejet de l’actuel gouvernement qui n’est soutenu que par 3 % de la population. C’est un record mondial, on en convient [sourire exaspéré].

La tentation de voter très à droite existe quand même, non ?

Il est évident que le populisme de droite s’alimente des peurs. Ça marche jusqu’à un certain point. La France a par exemple échappé plusieurs fois au danger du Front national. Elle a su voter contre cet anachronisme. Je crois que le Brésil va dans la même direction, vers un candidat qui saura imaginer un pays plus juste et équitable, qui regarde le futur plutôt que le passé.

Cette indécision et cette latence sapent-elles le climat du pays ?

Pour l’instant, on est préoccupés par la Coupe du monde de football [rires]. Chaque problème à son tour ! Au regard de la qualité du jeu belge, ça va être dur. Plus sérieusement, je me suis trompé plusieurs fois sur mon pays. Je n’ai par exemple jamais pensé qu’un gouvernement aussi médiocre que celui-ci, gangrené par la corruption et allant à contre-courant de tout ce qui a du sens pour les générations à venir, puisse résister jusqu’à maintenant. […] Les propriétaires terriens occupent de plus en plus les États du Nord, comme le Para, pour y planter du soja ou élever du bétail, détruisant la forêt malgré tout ce que l’on sait sur le réchauffement climatique. Il y a aussi une loi, proche de passer, qui permettra de libérer les pesticides les plus cancérigènes que l’industrie produit. Les taux de violence urbaine, mais aussi rurale, atteignent un seuil jamais vu. Le Brésil est revenu au moins 25 ans en arrière en deux ans.

Dernière question : est-ce que Neymar en fait trop ? [L’entretien a été réalisé avant la défaite du Brésil, ndlr]

[Rires] Oui… Ceci dit, il faut reconnaître le talent naturel de Neymar et espérer qu’il ne se perde pas. Personnellement, je suis un admirateur de Marcelo, notre ailier gauche et de Coutinho. Leur compréhension du jeu et la manière dont ils vivent les matchs sont exemplaires.