En Géorgie, la jeunesse défend ses clubs en dansant sous les fenêtres du Parlement

En Géorgie, la jeunesse défend ses clubs en dansant sous les fenêtres du Parlement

photo de profil

Par Thibault Prévost

Publié le

Le 12 mai, une foule de clubbeurs s’est réunie à Tbilissi devant le Parlement, pour dénoncer l’arrestation de deux gérants de boîtes.

À voir aussi sur Konbini

L’été dernier, au cœur d’un mois d’août torride qui voyait une partie de la jeunesse de l’Europe de l’Ouest foncer plein Est pour s’égailler dans les festivals titanesques de Hongrie ou de Croatie, Libération poussait plus loin vers l’Orient et s’extasiait devant le bouillonnement culturel de Tbilissi, la capitale géorgienne nouvellement convertie au libéralisme économique (et à son corollaire culturel), après des décennies passées sous l’emprise de l’URSS puis de la Russie. Vous l’ignoriez peut-être, mais Tbilissi accueille désormais une flottille de clubs électro, nés dans le sillage de son vaisseau amiral : le Bassiani, une fosse de béton armé enterrée depuis 2014 dans les sous-sols du stade de foot du Dinamo de Tbilissi, qui rameute chaque week-end près d’un millier de furieux.

Terra incognita sur la carte de Resident Advisor il y a encore quelques années, la Géorgie et sa capitale attirent aujourd’hui les aventuriers du clubbing européen, alléchés par une programmation dense (Jeff Mills, Nina Kraviz, Ben Klock, etc.), un coût de la vie dérisoire et un relatif éloignement des centres surpeuplés de la fête européenne. Bref, Tbilisi avait tout, à l’été 2017, pour prétendre au titre de chef-lieu du clubbing dans les années à venir. Et puis, le week-end du 12 mai, tout a basculé.

Tolérance zéro et répression maximale

Dans la nuit de vendredi à samedi, vers une heure du matin, les forces de police de la ville ont mené deux descentes au Bassiani et au Cafe Gallery, autre lieu emblématique de la vie nocturne locale. Objectif : une opération antidrogue, censée illustrer la fermeté du gouvernement après cinq overdoses recensées ces deux dernières semaines, rapportent les médias locaux.

Lourdement armés et violents, selon les témoins de la scène, les agents auraient procédé à 60 arrestations. Les gérants du Bassiani, Tato Getia et Zviad Gelbakhiani, ont également été embarqués et ce dernier violenté, selon un communiqué du club publié sur Facebook et des vidéos postées sur les réseaux sociaux. Selon la police, huit trafiquants de drogue ont été arrêtés, dont le videur du club, et l’opération a été le point culminant de trois mois d’enquête.

Du côté des acteurs de la vie nocturne, rapidement regroupés devant le Bassiani pour protester, le but réel de l’opération est de mettre la pression sur les artisans de la fête et la jeunesse géorgienne, et de maintenir en place la politique antidrogue du pays, d’une sévérité extrême. Si, depuis janvier 2017, le cannabis n’est plus considéré comme une drogue “dure” passible de 15 ans de prison, toute possession de drogue est un crime passible de 7 à 20 ans d’emprisonnement selon la quantité (sauf que la loi géorgienne ne définit pas de limite entre “petite” et “grande” quantité, ce qui signifie que toute possession est passible de 20 ans de prison, précise le Centre européen de surveillance des drogues).

Aux abords des clubs, le recours aux contrôles salivaires inopinés est autorisé par la loi sur la base du soupçon. Selon le mouvement White Noise, qui plaide pour un assouplissement de la législation, plus de 300 000 Géorgiens auraient subi ces contrôles inopinés depuis 2010 – l’équivalent de 10 % de la population.

“On se bat ensemble, on danse ensemble”

Sauf que l’opération est celle de trop pour la jeunesse géorgienne : dans les heures qui suivent l’opération, plusieurs centaines de personnes se rassemblent spontanément en face du Parlement, avant de se disperser vers six heures du matin… pour mieux revenir. Le 12 mai, répondant à l’appel du Bassiani, des milliers de fêtards convergent en face du Parlement dans l’après-midi et installent un camp de fortune pour protester contre la “provocation” policière. Lorsqu’un sound system est installé pour accueillir les DJ Ateq, Sa Pa et DJ Dustin (qui jouaient la veille au Bassiani), plus de 4 000 personnes manifestent aux cris de “dansons ensemble, battons-nous ensemble” et “ce pays nous appartient”.

Plus tôt dans l’après-midi, les gérants du Bassiani, fraîchement libérés, et les activistes de White Noise (dont l’un des leaders avait également été arrêté la veille) organisaient une conférence de presse pour réclamer la démission du Premier ministre Giorgi Kvirikashvili et du ministre de l’Intérieur Giorgi Gakharia, assurant qu’ils ne partiraient pas avant d’avoir obtenu satisfaction.

Si la rave prend fin vers une heure du matin, des tentes sont installées dès 22 heures par les manifestants, qui passent la nuit sur les lieux avant d’être délogés par la police, dimanche à l’aube. Simultanément, d’autres manifestations éclatent dans deux autres villes du pays, Batoumi et Koutaïssi.

L’extrême droite s’invite, le gouvernement s’excuse

Dimanche 13 mai, le Bassiani renouvelle son appel à manifester, n’ayant reçu d’autre réponse du gouvernement qu’une intervention du maire de Tbilisi, Kakha Kaladze (oui, l’ancien défenseur du Milan AC), qui appelle les clubs à travailler de concert avec les autorités dans la lutte contre le trafic de drogue et reconnaît à demi-mot un usage excessif de la force policière.

Mais cette fois-ci, pas de sound system ni d’ambiance festive : rapidement, les médias locaux rapportent que plusieurs groupes de conservateurs radicaux, d’extrême droite (Marche géorgienne) et de néonazis (Unité géorgienne) se sont invités au rassemblement pour en découdre avec les manifestants, relate l’ONG géorgienne DFWatch.

Pour éviter les affrontements, la police déploie des cordons de sécurité entre les différentes factions, autour de la place de la Liberté et dans les avenues proches. Malgré plusieurs tentatives des groupuscules d’extrême droite de briser ces cordons, la mêlée générale est évitée. Dans la soirée, le ministre de l’Intérieur rencontre les leaders de la manifestation et s’adresse enfin à la foule pour adresser ses excuses, “non seulement en son nom mais au nom de tous les membres du ministère de l’Intérieur qui ont menacé [leur] sécurité”, et promettre l’ouverture d’une enquête sur les circonstances des descentes de police et une réflexion sur l’assouplissement de la politique de lutte contre la drogue.

Hier soir, les derniers manifestants quittaient pacifiquement les lieux, exfiltrés par des bus de police, tandis que les groupes d’extrême droite tenaient toujours leur contre-rassemblement. Entre-temps, deux des huit suspects arrêtés au Bassiani ont été relâchés par les autorités, selon le maire Kakha Kaladze.

Le clubbing, miroir déformant d’une crise d’identité nationale

Signe de l’importance acquise par Tbilissi sur la scène techno internationale, plusieurs grands noms de la musique électronique ont suivi de près l’évolution de la situation et pris fait et cause pour les manifestants. Sur Instagram, Nina Kraviz, qui jouait la semaine précédente dans la capitale, a qualifié la manifestation “d’historique”, tandis que DJ Nobu, Ellen Allien, K-Hand et Rødhåd ont tous exprimé leur soutien aux responsables du Bassiani. Dans la presse spécialisée, Trax et Resident Advisor ont rapporté avec diligence les événements du week-end, conscients de l’importance des enjeux au-delà de la sphère noctambule.

Car si le storytelling peut sembler cliché, surtout après avoir été usé jusqu’à la corde lors des révolutions arabes de 2011, l’opposition entre la jeunesse (aisée) géorgienne et les forces de l’ordre reflète bien le conflit générationnel profond à l’œuvre dans la société géorgienne. Des acteurs comme le mouvement White Noise, le Bassiani ou le Cafe Gallery, qui luttent pour la dépénalisation de l’usage des drogues et la liberté de faire la fête comme bon leur semble à Tbilissi, sont de fait aux avant-postes d’une tectonique sociale en cours à l’échelle du pays entier.

Résultat : une jeunesse libérale d’un côté, première génération à n’avoir jamais connu l’influence de l’URSS (la Géorgie a déclaré son indépendance en 1991), contre une frange de la population à tendance sociale conservatrice, profondément orthodoxe, pour qui la culture club et ses combats (notamment la défense des communautés LGBTQ+) représentent une menace pour les traditions culturelles, religieuses et familiales du pays. Deux sociétés en plein divorce idéologique qui semblent avoir de plus en plus de mal à cohabiter, particulièrement dans les grandes villes comme Tbilissi ou Batoumi où les opérations de police se multiplient depuis 2015.

Le 17 mai prochain, Tbilissi accueillera une manifestation géante contre l’homophobie, qui devrait réunir des milliers de défenseurs de la cause LGBTQ+. En face, l’Église orthodoxe organisera son Jour de la pureté familiale, qui devrait voir 400 couples se marier simultanément dans la capitale. Enfin, les groupes d’extrême droite comme Marche géorgienne seront aussi de la partie, jurant comme son leader Sandro Bregadze que “jamais [ils] ne laisseront des gays parader dans [leur] patrie”.

En 2013, des affrontements entre pro-LGBT, groupuscules ultranationalistes et plus de 20 000 membres de l’Église orthodoxe avaient fait 28 blessés. Mercredi, tous ces acteurs reprendront du service, dans un environnement social déjà chauffé à blanc. Le “Berghain de l’Est” et ses gérants en seront.