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Sample Story #11 : comment les samples de cordes ont inondé le rap français

Sample Story #11 : comment les samples de cordes ont inondé le rap français

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Par Brice Miclet

Publié le

Entre 1996 et 2000, le rap français n’a eu de cesse de sampler des orchestrations de cordes en provenance des musiques américaines, libanaises, algériennes, russes… En faisant cela, les producteurs hip-hop de l’époque, DJ Mehdi en tête grâce à son travail avec le 113, ont prouvé que le rap hexagonal n’était pas qu’une musique à la marge et qu’elle était très en phase avec les grandes tendances musicales de son époque.

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Dans l’histoire de la musique française, il y a des modes bien précises. Pas seulement celles liées à un genre dominant, à des artistes qui squattent les charts, mais aussi celles liées à la production des chansons. Durant la fin des années 1980, par exemple, les orchestrations de cordes avaient presque disparu des écrans radars hexagonaux – parce que les synthés étaient de sortie, avec la new wave qui avait imposé sa patte sur une immense partie de la musique occidentale.

Mais dans les années 1990, certains artistes ont contribué à leur retour en force, comme Alain Bashung, qui en 1991 sortait l’album Osez Joséphine qui contient la chanson “Madame rêve”, parfaite illustration de ce renouveau. Progressivement, violons, altos, violoncelles et contrebasses réinvestissent le spectre musical français, jusqu’à devenir l’un des principaux éléments harmoniques et mélodiques de la décennie.

Des classiques bourrés de violons

Même si le rap est une musique à part, il a suivi ces tendances. C’est pour cela que l’on a vu énormément de classiques du hip-hop français de la seconde moitié des années 1990 sampler des cordes. Les pépites du genre qui en contiennent sont innombrables : “Elle donne son corps avant son nom” d’IAM (1997) sample “I Hate I Walked Away” de Syl Johnson (1973), “Pose ton gun” de NTM (1998) sample “And I Love Her” de Bobby Womack (1972), “Pas l’temps pour les regrets” de Lunatic (2000) sample “Zahrat El Mada’En” de Fairouz (1972)…

De la même manière, le groupe 113 a pris le train en route, notamment sur leur album Les Princes de la ville en 1999, grâce au producteur phare DJ Mehdi. Sur les deux plus gros hits du disque, et donc du groupe, il sample des cordes : celles de “Harguetni Eddamaa” d’Ahmed Wahbi (1960) sur “Tonton du bled”, et celles de “Make Me Believe In You” de Curtis Mayfield (1974) sur l’intemporel “Les Princes de la ville”. Le sample se situe à 2 minutes 20 sur cette vidéo.

L’art de manier les filtres

On ne refera pas la biographie de DJ Mehdi, dont on a tant parlé au lendemain de son décès survenu le 13 septembre 2011. Ce que l’on peut cependant rappeler, c’est que sa grande proximité avec les milieux du rap et de l’électro a donné à ses productions un grain unique. Sur le titre “Les Princes de la ville”, il y a quelque chose d’effréné, de très surprenant au vu du son rap de l’époque.

Un décalage sonore qui fait qu’en 2018 ce morceau continue de hanter les setlists des soirées hip-hop et des sets électroniques sans distinction. Dans un premier temps, tout réside dans le tempo, bien plus rapide que celui d’une chanson rap lambda du moment. Ensuite, ce sont les filtres qui créent l’ambiance. Au tout début du morceau, par exemple, on entend les cordes se découvrir progressivement, d’abord très assourdies, puis de plus en plus claires.

Manier les filtres est un art dans la production hip-hop. Aux États-Unis, le producteur Pete Rock en avait fait sa spécialité. Au milieu du morceau, DJ Mehdi les réutilise pour créer une respiration, faisant presque disparaître les cordes piquées chez Curtis Mayfield pour les faire revenir de plus belle.

There’s No Place Like America Today

Curtis Mayfield, justement. Pour ceux qui ne le connaissent, pas, c’est une erreur. Ce chanteur de soul américain était l’un des plus importants du genre. Il était extrêmement influencé par le gospel et fut un membre du groupe The Impressions. Après s’être lancé dans une carrière solo dès 1970, il est l’auteur de nombreux classiques : son premier album, Curtis (1970), a connu un vif succès grâce au titre “Move On Up”, et la bande originale du film Super Fly (sorti en 1972 et contenant le titre (quasi) éponyme ainsi que “Freddie’s Dead”), est un album concept de soul absolument majeur, au même titre que What’s Going On de Marvin Gaye.

Mais à l’humble avis de l’auteur de ces lignes, son chef-d’œuvre reste son septième album, sorti en 1975, There’s No Place Like America Today, d’une beauté délirante – et avec cette pochette lourde de sens.

Certains grands artistes de soul music ont ainsi largement utilisé les orchestrations de cordes dans leur discographie. Curtis Mayfield en fait partie, mais le maître en la matière reste Isaac Hayes. Ses cordes ont été littéralement pillées. Par le rap français, certes, mais aussi par Portishead (sur le hit “Glory Box” en 1994), par Mary J. Blige, Biz Markie ou encore Snoop Dogg.

En somme, pour bien comprendre le rap français, il est important de cerner le fait que cette musique a d’une part évolué avec ses propres codes et ses tendances. Mais d’un autre côté, afin de grandir et de vendre de plus en plus, elle a aussi été forcée de s’adapter aux modes qui sévissaient dans le paysage musical français global.

Le hip-hop a toujours été tourné vers les autres musiques, s’est toujours comparé à elles, que ce soit pour s’en éloigner ou pour s’en rapprocher : c’est dans son ADN. Le fait que les samples de cordes aient inondé le rap français entre 1996 et 2000 est tout sauf un hasard. C’est la preuve que cette musique n’est pas recroquevillée sur elle-même. Bien au contraire.