Les Bonnes Manières, le film qu’il faut avoir la politesse de voir

Les Bonnes Manières, le film qu’il faut avoir la politesse de voir

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

En salles le 21 mars, Les Bonnes Manières de Juliana Rojas et Marco Dutra est l’un des plus beaux films de ce début d’année. Une œuvre protéiforme qui mélange les genres pour faire pleuvoir les émotions. Explications.

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Il existe des films qui déboulent dans nos vies comme une comète de Halley. Des récits qui portent en eux une rareté précieuse, de celles qui transcendent les codes narratifs pour mieux dérouter et marquer le spectateur. En janvier dernier, lors du Festival international du film fantastique de Gérardmer, le public vosgien en a fait l’expérience avec le splendide Les Bonnes Manières, une réalisation d’un duo brésilien ultraprometteur : Juliana Rojas et Marco Dutra.

Prix du jury et plébiscitée par le Jury de la Critique au festival de Gérardmer – présidé par un Mathieu Kassovitz conquis – cette œuvre, par ailleurs multirécompensée aux quatre coins du monde (Locarno, Catalogne, Busan…), vous tend la main dès le 21 mars. Et si vous acceptez de l’empoigner, elle aura la politesse et le pouvoir de vous perdre avec délice dans ses crochets et ses méandres, dans ses folies et sa poésie délectable.

Pour un journaliste, évoquer ce projet sans en déflorer les mystères relève de la mission quasi impossible. Et pourtant, il convient de s’y plonger vierge de toute information. Raison pour laquelle, en cours d’article, une mention sera apposée avant la divulgation de spoilers. “On vous comprend tellement parce qu’on ne vous a pas facilité la tâche”, lâche Marco Dutra, indulgent, en s’excusant platement avec un grand sourire.

Ce qu’on peut dire sans risque, c’est que l’intrigue des Bonnes Manières s’articule autour du personnage attachant de Clara (Isabél Zuaa, intense), une infirmière noire vivant dans une banlieue populaire de la tentaculaire ville de São Paulo. Son quotidien chavire quand Ana, une jeune femme blanche et fortunée (Marjorie Estiano), l’engage comme aide à domicile avant son accouchement.

Très vite, entre ces deux femmes que tout oppose – le long-métrage met en lumière les fractures raciales et liées aux classes, très présentes dans la société brésilienne – naît une tension à la fois sexuelle et horrifique. Les soirs de pleine Lune notamment, ce désir exponentiel et cette attraction impérieuse engendrent en effet chez la femme enceinte des comportements étranges : somnambulisme, appétence pour la chair fraîche, jaunissement des yeux…

Malgré cela, les deux femmes finissent par se rapprocher et par s’aimer le temps d’une passion dévorante. Jusqu’à la naissance d’un bébé… pas tout à fait comme les autres. [Attention, spoilers.] À l’instar d’un alien, un mini loup-garou va fendre les chairs du ventre, tuant la mère et contraignant Clara, apeurée, à s’emparer du flambeau de la maternité. Une manière de rendre sûrement hommage aux nounous, souvent considérées comme des secondes mamans au sein des familles de la classe moyenne.

Une merveilleuse liberté artistique

Cette idée de départ est en réalité née d’un rêve de Marco Dutra. Un songe qu’il s’est empressé de raconter à son amie Juliana Rojas, rencontrée en cours de cinéma et avec qui il a coréalisé le court-métrage Un rameau (Prix découverte de la Semaine de la critique de Cannes en 2007) et le long-métrage Travailler fatigue (présenté au Certain regard, toujours à Cannes, en 2011). Il raconte : 

“Je me souviens de cette image spécifique : une femme courant avec un bébé dans les bras, qui n’est pas le sien, et qu’elle désire sûrement élever. Je me suis réveillé juste après. La figure du loup-garou s’est imposée assez rapidement. Il existe autour de cette créature un vrai folklore dans notre pays.”

Et sa binôme d’ajouter :

“On pense que ce mythe a été apporté pendant la colonisation. C’est très européen. Des contes du Moyen Âge l’évoquent déjà. Au Brésil, devenir un loup-garou serait, selon les croyances, le résultat d’une malédiction liée à une connotation religieuse ou sociale. C’est le fruit d’une transgression : si on n’est pas baptisé, si on commet l’adultère, l’inceste… Ça a été transformé pour effrayer les gens et les mettre en garde.”

Les Bonnes Manières s’ouvre comme un conte et, à mesure que son récit se déploie, il multiplie les mutations et les ellipses. Ce parti pris permet au public de ne jamais anticiper, de ne jamais savoir quelle direction sera prise. “Il s’agit de la concrétisation d’un long processus d’écriture. Nous voulions que les différentes temporalités abordées s’emboîtent naturellement, pour apporter du confort au spectateur et pour qu’il soit en empathie avec tous les personnages sur la durée”, explique Marco Dutra.

Pour ce faire, le duo de cinéastes a opté pour un délicieux mélange des genres, slalomant avec une liberté bienvenue entre drame social, comédie musicale, fantastique et romance. Et il n’y a, assure Juliana Rojas, aucune préméditation dans l’expression de ce brassage :

“Notre but était de nous brancher aux sentiments des personnages de manière organique et intuitive. Une fois cette connexion faite, les héros du récit ont pu nous guider. Ce sont eux et leur personnalité, leurs émotions, qui, en définitive, provoquent les changements de ton, les ruptures.”

Impossible de résumer ce film. Ou même de le comparer à un autre. Sa singularité constitue sa force, malgré sa longueur. On y voit, phosphorescente au cœur d’une métropole dépeinte avec fantasmagorie, l’expression d’un grand geste humaniste. Les Bonnes Manières parle d’amour, de tendresse, de survie.

Il fait aussi l’éloge salutaire de la différence (celle de l’enfant loup-garou qui lutte contre ce qu’il est) dans un monde où l’on cherche davantage ce qui nous sépare que ce qui nous rapproche. Et quoi de mieux que le cinéma de genre pour embrasser cette thématique, lui qui, d’Edward aux mains d’argent de Tim Burton à L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold, a toujours su porter à merveille la voix de monstres si magnifiques (et humains). Marco Dutra enchaîne : 

“On aime ces deux films que vous citez. Pour Les Bonnes Manières, nous nous sommes inspirés également de La Nuit du chasseur de Charles Laughton, des œuvres de Jacques Tourneur comme La Féline ou Vaudou. Ce dernier a une façon incroyable de construire le suspense à partir de l’ombre et de la lumière, et de bâtir une atmosphère mystérieuse, faite de rêve et de féerie.

Évidemment, les contes comme Blanche-Neige et les sept nains ou Pinocchio sont des références pour nous. Vous savez, ils ne sont pas si éloignés de l’horreur, car ils renferment parfois des séquences effrayantes !”

Ne perdez pas vos bonnes manières cinéphiles et foncez donc en salles, pleine Lune ou pas.