Comment The Internet a séduit le monde réel

Comment The Internet a séduit le monde réel

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Par Naomi Clément

Publié le

Formé en 2011 par deux producteurs issus du clan Odd Future, le groupe californien The Internet était de passage à Paris pour réchauffer la capitale de sa néo-soul envoûtante. Rencontre.

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Guys, allumez vos briquets ou vos flashs. Ce morceau est important pour nous autant qu’il l’est pour vous. Je sais que vous avez vécu pas mal de merdes vous aussi ces derniers temps. Après trois quarts d’heure d’un live ensorcelant, Syd tha Kyd sollicite ainsi son auditoire, comme pour mieux annoncer l’émotion qu’elle et le reste des membres de The Internet s’apprêtent à créer.

Ledit morceau s’intitule “Penthouse Cloud”, et fait référence aux tueries policières qui ont récemment cisaillé la communauté noire-américaine aux États-Unis. “Did you see the news last night?/They shot another one down/Does it even matter why?/Or is it all for nothing?, déplore la chanteuse.

Ce soir, dans la salle chaude et circulaire du Cabaret sauvage, peuplée par une foule compacte et captivée, “Penthouse Cloud” résonne avec une force toute particulière : quatre mois plus tôt, le sextette californien a dû annuler son concert parisien en raison des attentats du 13 novembre qui ont endeuillé la capitale française (et le pays tout entier). Matt Martians, cofondateur du groupe au côté de Syd tha Kyd, se souvient :

“On descendait tout juste de l’avion quand on a appris la nouvelle, on rentrait de New York. On était censé prendre l’avion pour Paris quatre jours plus tard.

Notre manager est venu pour nous dire qu’il fallait qu’on trouve une solution. Par respect, par mesure de sécurité, et aussi parce qu’on vient souvent à Paris, on a unanimement décidé de repousser le concert.”

Ce soir, les Parisiens rattrapent donc leur rendez-vous manqué avec l’une des formations les plus novatrices de sa génération en matière de soul music. Et ils ont été servis.

Bien qu’ils distillent une musique douce et réconfortante, loin des bangers trap et hip-hop qu’ont l’habitude de nous servir la scène de L.A., les musiciens Matt Martians (producteur/clavier), Patrick Paige (basse), Jameel Bruner (clavier) et Christopher A. Smith (batterie) – Steve Lacy, second bassiste, n’a pas pu faire le voyage en raison de son jeune âge : 17 ans – prouvent ce soir qu’ils savent bel et bien faire groover leur public, portés par la voix et l’attitude décomplexée de Syd tha Kyd, dont les pas de danse sensuels (sexy, même) en font une maîtresse de cérémonie fascinante.

De la scène hip-hop à la soul

Cela fait maintenant cinq ans que la jeune femme de 23 ans et son acolyte Matt Martians, 27 ans, pilotent The Internet (une appellation qu’ils doivent au rappeur Left Brain, autre membre d’Odd Future, qui a un jour expliqué en interview que les deux fondateurs provenaient de la planète “the Internet”).

Un projet musical qui en a surpris plus d’un à sa naissance en 2011, année de sortie de leur premier album Purple Naked Ladies. Et pour cause : Syd tha Kyd et Matt Martians ont fait leurs armes en produisant des instrus principalement dédiées à la scène hip-hop, aux rappeurs du collectif Odd Future notamment, dont ils étaient tous deux des membres à part entière.

De ce fait, personne, si ce n’est quelques proches admirateurs, ne s’attendait à ce qu’un vrai groupe de soul américain s’élève à une époque où le rap et la trap dominent l’industrie musicale US, surtout quand les membres fondateurs du groupe en question font partie du clan mené par le déjanté Tyler, The Creator – qui, à l’époque des faits, rappelons-le, avait pour habitude de garnir nos oreilles de morceaux plutôt sombres, aux clips parfois morbides (“Yonkers”, ça vous rappelle quelque chose ?).

À ce sujet, Syd tha Kyd commente :

“En fait, j’avais déjà posté un morceau de soul dans lequel je chantais sur mon Myspace, quand j’avais 16 ans. J’avais autotuné ma voix et le morceau avait connu un petit succès dans mon école. Donc certains savaient depuis quelque temps que je savais chanter et faire ce genre de musique.

Mais effectivement, pour la plupart, les gens ont été surpris… En vérité, j’ai été moi-même surprise, car depuis ce son posté quand j’étais ado, je n’avais jamais rechanté !”

Amour, désir et girls

Malgré sa voix suave et son physique de gringalet, la jeune Syd a su se faire entendre dans un monde d’hommes. D’abord au sein d’Odd Future, puis de sa propre cohorte, The Internet. “En fait je crois que ça a même joué en ma faveur, d’être la seule fille. Déjà, quand je partais avec les gars d’Odd Future [en tournée, Syd était la DJ du groupe, ndlr], j’ai remarqué que les médias me sollicitaient davantage pour les interviews, juste parce que j’étais une fille !, souligne-t-elle en riant, avant de poursuivre :

“Ils voulaient savoir ce que ça faisait d’être une nana au milieu de ce crew de mecs. Ça a toujours joué en ma faveur, mais de façon naturelle, je n’ai jamais cherché à tirer profit de cette position.”

S’ils ont longtemps évolué dans la sphère hip-hop et se disent principalement inspirés par des rappeurs (“J’adooooore Kendrick Lamar, s’exclame Patrick Paige, enthousiaste, et je m’ambiance pas mal sur The Life of Pablo en ce moment“), les artistes de The Internet proposent au contraire une musique sensuelle, délicate et envoûtante.

Leur troisième album Ego Death, sorti en décembre 2015 via Odd Future Records, est une véritable ode à la passion, au désir, à la douceur, et rappelle quelque part un Black Messiah de D’Angelo, un des chanteurs favoris de ces jeunes artistes. “D’Angelo m’a aidé à surmonter des périodes vraiment difficiles de ma vie“, confie Patrick Paige.

Un ovni IRL

À travers Ego Death, qui a d’ailleurs été nommé aux derniers Grammy Awards au côté de The Weeknd dans la catégorie “meilleur album urbain contemporain”, Syd tha Kyd n’hésite pas à évoquer ses peines de cœur, ses désirs enfouis, son attirance pour les filles. Le cosmique “Girl”, produit par ce petit génie de Kaytranada, est à ce sujet assez évocateur : “If I told you that you rock my world, I want you around me/Would you let me call you my girl, my girlfriend, my girlfriend?“, s’y interroge-t-elle.

Le fait qu’elle s’adresse sans détour aux femmes dans ses paroles, et ce depuis le début de l’aventure The Internet (voyez le titre “Cocaine”, sorti en 2011), confère un peu plus au groupe ce statut d’ovni dans la sphère hip-hop, soul et r’n’b. Car si les esprits se sont largement ouverts au cours de ces dernières années, rares sont encore à ce jour les artistes qui s’expriment de façon aussi transparente sur leur homosexualité dans ce genre qu’on a nommé la black music.

Et bien qu’il ait bâti sa réputation dans les méandres du Web, entre Myspace, SoundCloud et YouTube, c’est bien le monde réel que The Internet s’apprête aujourd’hui à envahir de sa musique chaleureuse et de son message d’amour. “Après Paris, on va enchaîner pas mal de concerts et de festivals un peu partout, annonce Matt Martians. Puis on prendra un break, je pense, et on essaiera de se concentrer sur de nouveaux projets. Un nouvel album, par exemple…” Vivement.

L’album Ego Death de The Internet est disponible sur Spotify et iTunes.