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Rencontre : Freddie Gibbs en vrai de vrai

Rencontre : Freddie Gibbs en vrai de vrai

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Par François Oulac

Publié le

“Dans dix ans les gens étudieront Piñata

Gibbs et son entourage arrivent à la Bellevilloise avec plus d’une heure de retard. Ils ont été coincés dans les embouteillages, ils n’ont pas mangé, ils sont crevés. On s’entretient brièvement avec le tourneur. On s’attendait à un entretien cosy d’une bonne demi-heure avec le rappeur d’ESGN : finalement, ce sera un maigre quart d’heure entrecoupé de tests son et d’interruptions diverses.
Freddie Gibbs fait un peu plus d’1m80. Plus petit que moi et d’une corpulence similaire, il m’intimide pourtant. Son aura, mélange de calme ombrageux et de violence latente, rappelle la crainte que l’on peut avoir à pénétrer dans une ruelle sombre la nuit. Je ne lui serre la main que lorsqu’il me la tend. Il sourit à Tomas : “What’s crackin ? [Quoi d’neuf ?]” Tomas répond : “Yeah”. Décidément entre eux, l’incompréhension continue.
Après quelques minutes de tergiversation, on finit par se poser sur un coin de table dans le restaurant de la Bellevilloise. On commence par interroger le rappeur sur les retours de Piñata, plusieurs mois après sa sortie. Peu à peu, il s’anime :

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Les retours sont vraiment bons. L’album a été acclamé par la critique, les gens disent que c’est le meilleur album de l’année. C’est moi qui l’ai formulé en premier. Je pense que personne n’a jamais fait ça avant, que personne n’a jamais rappé sur des beats comme ça avant. Ça va devenir un classique, un classique de l’histoire du rap. Dans dix ans, les gens vont étudier cet album.
J’étais pas vraiment conscient de la façon dont les gens le recevraient, je n’étais pas du tout un fan de Madlib avant. Mais après les deux premières tracks, je savais que personne d’autre ne pouvait faire ça. Je savais que j’étais le seul à combattre dans cette catégorie.

Gibbs parle sans jamais quitter son joint, sur lequel il tire régulièrement de brèves bouffées. A ses côtés, son énorme garde du corps, silencieux weed carrier, roule un cône après l’autre, débarrassant Freddie du joint éteint pour lui en mettre un nouveau déjà allumé entre les doigts.

Rappeur caméléon

Sur scène, Gibbs n’a pas fait dans la demi-mesure. Torse bombé et ruisselant de sueur, il a démontré par des passages a capella qu’il était une bête de rap – peut-être bien la seule dans son genre. Une habileté qui lui a valu l’admiration des quelques 600 spectateurs de la Bellevilloise réunis ce soir-là pour une grand-messe en l’honneur du MC de Gary, Indiana.
Une fois les lumières allumées, ils sont nombreux à attendre un geste de sa part. Après s’être changé en loge, Gibbs revient, à peine éreinté par une une heure et demi d’un concert intense. De la scène, il congratule, salue et savoure les marques de respect de ses ouailles. Certains lui tendent des peintures représentant sa sainteté. D’autres font brûler des cierges que le MC s’empresse de (f)humer. Tous voient en lui un prophète à la rime juste et au débit surnaturel.
Personnellement, j’ai découvert Freddie Gibbs en 2011 sur le morceau “Scottie Pippens” de Curren$y, et je n’ai jamais cessé de l’apprécier depuis. Ce qui m’impressionne chez lui, c’est sa capacité d’adaptation et sa constance. Dans un rap jeu où beaucoup d’artistes ont tendance à se répandre en featurings, il n’est pas rare que la quantité prenne le pas sur la qualité (je vous vois Lil Wayne et 2 Chainz). Les rappeurs enchaînent les couplets en mode pilote automatique, comme à l’usine. Gibbs, lui, semble mettre un point d’honneur à sortir le meilleur de lui-même à chaque prestation. Qu’il pose sur un beat trap, une instru boom-bap très classique ou même un morceau country, je n’ai jamais entendu un de ses verses en me disant simplement : “Bon, il a fait le job, sans plus”.
Le pot-pourri musical que constitue Piñata marque le paroxysme de ce rap caméléon. J’ai eu envie de demander à Freddie ce qui le poussait à sortir si régulièrement de sa zone de confort :

J’aime travailler avec beaucoup d’artistes différents. Ça fait ressortir ma versatilité, c’est de là que je la tire. Je veux pas que les gens me mettent dans une case en tant que rappeur, genre “il ne fait que ça”. J’aime tous les styles de rap. La nuit dernière, j’ai fait un morceau reggae avec Popcaan. Je fais du son avec un tas de gens.

“L’industrie c’est le wild wild west”

Un morceau issu de Piñata a beaucoup fait parler les médias outre-Atlantique. Sur “Real”, Freddie Gibbs règle ses comptes avec Jeezy, son ex-patron du label CTE qu’il a quitté l’an dernier. A l’origine du beef, des désaccords sur la manière de gérer la carrière du MC et des griefs de part et d’autre, Gibbs ayant accusé Jeezy de lui avoir fait de “fausses promesses”. Et ainsi le rappeur a repris sa route en indé, sortant coup sur coup ESGN et Piñata.
C’est un autre trait fort de Freddie Gibbs : une authenticité qui confine à l’intransigeance. Partout dans ses lyrics cette idée de realness, cette défiance envers l’industrie musicale et ses faux-semblants. Dans une industrie qui se passe de street crédibilité voire de crédibilité tout court, il nous raconte l’importance d’être indépendant :

Quand je dis des trucs genre “je suis trop vrai pour l’industrie”, c’est à cause de mon expérience avec ces gens. Tu sais, des faux-culs. Je me comporte simplement en conséquence et je reste fidèle à moi-même. Je suis une machine indépendante, je fais tout moi-même sans maison de disques. Je possède tout ce qui a trait à la marque Freddie Gibbs.

L’industrie ?

Je ne joue pas selon les règles de l’industrie. On m’a tellement fermé de portes. L’industrie aujourd’hui, c’est le wild wild west. Peu importe que tu sois signé en major ou indépendant. Je passe à la télé comme si j’étais en major, je donne des concerts dans le monde entier. Je fais juste ma promotion à plus petite échelle. ESGN c’est un mouvement, un message. On va continuer à faire avancer ce bail.

Parfois quand le journaliste et le fan ne font qu’un, on rêve de mener l’interview parfaite, cet entretien à la Nardwuar ou à la Zane Lowe où l’artiste se dit : “Ce journaliste m’a compris”. Après cette brève rencontre, je ne peux pas dire que j’ai réussi mon coup. Mais j’attendrai mon heure, tapi dans l’ombre.

Article co-écrit avec Tomas Statius.