Coco, digne héritier de ce ciné d’animation qui ne prend pas les enfants pour des cons

Coco, digne héritier de ce ciné d’animation qui ne prend pas les enfants pour des cons

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Par Mehdi Omaïs

Publié le

En salles le 29 novembre, Coco, la nouvelle production Disney/Pixar, place son héros au centre d’un sujet aussi grave qu’universel : la mort. Énième preuve, s’il en est, que le cinéma d’animation regarde son jeune public droit dans les yeux, loin des schématisations et des simplifications.

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Trois ans après la sortie de La légende de Manolo, sublime réalisation de Jorge R. Guttierez – chapeautée à la production par Guillermo del Toro –, voilà que le jour des Morts, moment incontournable de l’année au Mexique, se retrouve une fois de plus au centre des créations animées. Coco, le tout dernier bijou que Disney/Pixar a dégainé pour Noël, déroule en effet son action au cours de cette célébration chatoyante où s’épanouissent des autels couverts de nourriture, de fleurs et d’objets ; autant d’offrandes que les vivants dédient à leurs défunts. Selon les croyances, il s’agit là de continuer à faire exister les êtres aimés, là-haut, en leur montrant qu’ils ne sont pas oubliés et que l’amour éprouvé à leur endroit perdure.

Les couleurs vives qui parcourent les cimetières, les costumes typiques éclairés par des milliers de chandelles, la fumée de l’encens qui ondule dans l’air, les vibrations de la musique comme un baume invisible… Il suffit de voir n’importe quel reportage sur cette tradition pour comprendre en quoi, visuellement, elle constitue un terrain de jeu privilégié pour le cinéma d’animation. Si La légende de Manolo avait choisi cet écrin pour aborder clairement la thématique de la mort (et par extension du deuil), Coco creuse bien plus encore le sillon. Ici, le trépas n’est pas un sujet passager, embrassé le temps d’une scène – comme la maman de Bambi touchée par balle ou la terrible chute de Mufasa dans Le Roi lion. Il est littéralement le centre de gravité du long-métrage.

À croire que Disney/Pixar entend faire grandir les bambins en complexifiant les niveaux de lecture de ses productions mainstream, en titillant leurs interrogations intimes, en les invitant, par le prisme de l’art animé, à mieux appréhender les peurs de l’enfance (et celles qui survivent à l’âge adulte). En cela, on pourrait vulgairement dire que les mômes sont de moins en moins pris pour des cons. Évidemment, le monde n’a pas attendu que la firme aux grandes oreilles fasse muter ses mécanismes narratifs. Déjà, en 1988, Le Tombeau des lucioles, réalisé par Isao Takahata pour le studio Ghibli, relatait avec un réalisme et une force inouïs le quotidien de deux orphelins japonais durant un été 1945 d’une violence totale. Nos larmes s’en souviennent.

Il n’empêche que sur des productions d’ampleur, destinées à une exploitation mondiale de masse, et dont le budget avoisine les 200 millions de dollars, Disney/Pixar ose faire bouger quelques curseurs. “J’ai la sensation que le cinéma d’animation se permet de plus en plus de s’emparer de sujets plus sociétaux. Disney en avait fait sa thématique principale sur le film Zootopie, évoquant la problématique de différents animaux qui vivent en harmonie. On pouvait y déceler une métaphore des sociétés multiculturelles”, confie Benjamin Renner, coréalisateur d’Ernest et Célestine (nommé à l’Oscar du meilleur film d’animation) et du Grand méchant renard et autres contes…

Zootopie poussait effectivement l’anthropomorphisme jusqu’à son acmé pour faire comprendre aux enfants, dans un monde en proie au repli identitaire, qu’il peut exister des espaces où les différences sont des richesses. À l’instar également de Tous en scène du studio Illumination, avec son concours de chant bigarré et pluriel.

Mais s’il est une figure qui a complètement évolué avec son époque, c’est bien celle de l’immuable princesse. Souvenez-vous : en 1937, Blanche-Neige était le parangon de la femme parfaite. Celles qui lui succéderont continueront à briller par leur beauté, leur naïveté, leur tendance à la rêverie, leur romantisme chevronné. L’obsession du prince charmant fait office de norme, de but, d’idéal à atteindre. Des millions et des millions de petites filles croient dès lors que l’épanouissement personnel passe intrinsèquement par la rencontre avec cet être déifié, garant de faste, de fertilité et de bonheur. Viendront plus tard Mulan, Pocahontas ou Rebelle : des demoiselles plus indépendantes, plus fortes aussi. Puis Raiponce, transie d’amour certes, mais jamais bonne poire. Et soudain : La Reine des neiges.

“Libérée, délivrée…” Oui, vous connaissez tous cette rengaine. Dans son immense château de glace, Elsa hurle à se péter les poumons sa joie d’être délestée de son destin préétabli. Sa plénitude ne dépend pas de l’amour d’un beau gosse. Elle n’a pas de prétendant désigné. Jusqu’au bout. Beaucoup voient dans sa chanson un coming out évident. Le hashtag #GiveElsaAGirlFriend (#DonnezUnePetiteAmieAElsa) fleurit bientôt sur les réseaux sociaux. Trois ans plus tard, Vaiana enfonce le clou de la femme moderne, portant la notion de féminisme aux nues. Elle traversera les mers et les vents, allant là où personne n’est jamais allé, pour sauver son village. Girl power et badasserie y font bon ménage pour signifier que la femme est l’avenir de l’homme. Et, là encore, point de chéri à l’horizon, tout juste une amitié touchante avec le demi-dieu Maui.

“Les enfants mûrissent de plus en plus rapidement. On peut le déplorer (ou pas) mais c’est un fait. Il est bien que le cinéma d’animation suive cette évolution. Il y a une telle offre chaque année qu’il est important que les films tirent leur épingle du jeu par leurs qualités esthétiques et/ou intellectuelle”, explique Caroline Vié, journaliste et critique de cinéma pour le quotidien gratuit 20 minutes.

Pour autant, quand les réalisateurs/scénaristes/animateurs ne sont pas soutenus par une major ou par une grosse structure, mettre en avant des questionnements sérieux n’est pas vraiment une tâche aisée. Luc Vinciguerra, à qui l’on doit les deux volets pour le cinéma de L’Apprenti Père Noël, confirme ce constat : “Pour un auteur qui désire parler d’un sujet grave et sérieux, la recherche de financement reste un parcours du combattant… Pourquoi ? Parce que le succès est loin d’être assuré, quelle que soit la qualité du film.”

Même son de cloche pour Benjamin Renner :

“Le cinéma d’animation est petit à petit accepté comme un médium à part entière. Les scénaristes et les réalisateurs l’utilisent pour raconter leurs histoires sans préjuger de la réputation enfantine de l’animation. La facilité à aborder certains sujets est souvent liée au succès des films. Le plébiscite de Persepolis a par exemple ouvert la voie aux auteurs pour faire des films d’animation plus matures, les distributeurs et les producteurs étant moins frileux à l’idée d’aborder le cinéma d’animation d’un point de vue plus adulte. Je pense que le carton de Ma vie de courgette aura le même effet, il permettra aux auteurs d’aborder des sujets plus graves à destination des enfants.”

Il y a donc une véritable dissociation à opérer entre les films d’animation à destination des enfants et ceux qui, comme Valse avec Bachir, Persepolis, Anomalisa, Sausage Party ou Cafard, sont destinés aux adultes.

Savoir dissocier

Dans cette seconde catégorie, la prise de risque peut coûter très cher, le public étant globalement assez limité, à quelques exceptions près. Jean-Paul Commin, coauteur de l’ouvrage Kirikou et après, vingt ans de cinéma d’animation en France (paru le 22 novembre chez Actes Sud) et producteur aguerri, le confirme : “Il est certain que l’interrogation : ‘un film pour quel public ?’ se pose puisqu’il y a aussi une dimension économique et financière à la réflexion de production, ainsi que la pertinence du savoir-faire du producteur par rapport à un projet. Avec ces films plus adultes par les thèmes abordés se pose inévitablement la question de leur viabilité et de la capacité à mobiliser les indispensables partenaires : distributeur, agent de ventes, chaînes de télévision, coproducteurs… Le potentiel étant plus limité, il importe d’estimer ce qui est possible.” Ainsi, lorsque le traitement se révèle trop sérieux, on bascule vers un public uniquement adulte. Avec des œuvres comme Là-haut ou Vice-versa, Pixar/Disney semble s’épanouir dans une espèce d’entre-deux.

Une dynamique que l’on retrouve aussi en France, comme le certifie Jean-Paul Commin : “Ceci s’explique aussi par le dynamisme de l’édition littéraire, source d’inspiration importante. On voit l’adaptation de livres qui ne sont pas que des histoires pour enfants. Et l’un des meilleurs exemples de la richesse du contenu est celui de Kirikou, qui est certes un conte à même de ravir les enfants mais aussi un récit qui aborde des sujets plus adultes, ce que Michel Ocelot a affirmé en considérant qu’il n’écrit pas pour les enfants mais pour la famille.”

Ma vie de courgette, qui a réuni près de 900 000 spectateurs en salles, et obtenu une nomination aux Oscars, illustre bien ce propos. Il s’agit là d’une adaptation – celle du roman Autobiographie d’une courgette de Gilles Paris – au récit très fort : le quotidien de plusieurs orphelins. Grâce à une rare poésie et une belle finesse d’écriture, nombreux sont les enfants qui ont pu vibrer et s’émouvoir devant l’entraide, ici érigée en valeur sacrée. Pas de papa ou maman, mais un clan fort parce que soudé.

Moins “cash machine” que les productions animées américaines qui trustent les cimes du box-office, le studio Ghibli a par ailleurs énormément contribué à faire bouger les lignes. Hayao Miyazaki, qui en est le cofondateur, s’est imposé au fil d’une filmographie vertigineuse comme un créateur magique et majeur. Fondamentalement féministes, ses héroïnes ont marqué les esprits par leur combativité, leurs failles, leur courage, leur capacité à transcender le monde qui les entoure. De Chihiro à Mononoké, le maestro nippon est parvenu à sortir des sentiers battus, optant pour des personnages aux antipodes des figures en vigueur, souvent si compassées, aseptisées et inoffensives.

Bien avant que la saga L’Âge de glace ne sensibilise les jeunes générations aux dangers du réchauffement climatique, il s’était déjà hissé en chantre de l’écologie avec Nausicaä, de la vallée du vent, l’histoire d’une princesse-courage capable de communiquer avec tous les êtres vivants, sur une Terre avilie par la folie des hommes. Le cinéma de Miyazaki n’est donc jamais circonscrit au simple geste pédagogique. Il traverse les murs et les âges par sa sensorialité philosophique.

Certains cinéastes ont ainsi réalisé à quel point l’animation aide, quand elle est utilisée intelligemment, à faire passer de grands messages. Benjamin Renner l’affirme : “Elle offre des outils et un vocabulaire très particuliers. Il sera par exemple assez aisé d’accentuer des émotions fortes. Je me souviendrai toujours de cette scène dans Le Voyage de Chihiro où Chihiro pleure des énormes gouttes. Avec ce détail qui peut paraître anodin, la tristesse du personnage est encore plus marquée. Certes, le cinéma ‘réel’ peut très bien utiliser un procédé équivalent (en utilisant des effets spéciaux ou un trucage) mais le cinéma d’animation a ce mérite que ses emphases se trouvent au bout du crayon. Il suffit d’un petit coup de crayon pour accentuer une émotion ou un ressenti.” Il conclut :

“De ce fait, le cinéma d’animation, si on utilise son vocabulaire correctement, permet d’aborder des thématiques et de délivrer des messages avec une aisance et une simplicité presque naturelles. On se débarrasse de tout ce qui nous encombre dans l’image et on se concentre sur le message qu’on veut faire passer.”

C’est ainsi qu’avec une folle virtuosité, certaines des productions Disney/Pixar ont investi des champs graves. On se souvient par exemple de l’incroyable ouverture de Là-haut, où l’on découvre, les yeux embués, la vie du couple Fredricksen. Ou de la déchirante disparition de Bing Bong, l’ami imaginaire de la jeune Riley dans Vice-versa. Rares sont les scènes au cinéma qui ont illustré, avec une telle acuité, le passage de l’enfance à l’adolescence. “J’ai vu ce film deux fois de suite !, s’exclame Luc Vinciguerra. Enfin une histoire qu’on n’avait pas déjà vue cent fois ! Enfin un film qui démontre qu’il y a encore des choses qu’on ne peut montrer qu’à travers le prisme et la technique de l’animation. Comment incarner visuellement des émotions, des souvenirs ? Là, il y avait tout un monde d’idées auquel il a fallu donner corps et le résultat était enthousiasmant.”

D’autant plus enthousiasmant que le film apprend aux enfants à ne pas avoir honte de leurs sentiments, que la tristesse peut cohabiter avec la joie.

Il existe néanmoins un dernier grand tabou dans le cinéma d’animation : la sexualité. Même si, là encore, des mutations semblent opérer. “Dans Cigognes et compagnie, on voit un couple homo recevoir un bébé, précise Caroline Vié de 20 minutes. Pour moi, tous les sujets sont abordables si cela est fait avec goût et intelligence… L’enfant n’a pas d’idées préconçues. Il ignore tout du racisme, de l’homophobie et du sexisme avant de se faire influencer par ses congénères ou ses parents.”

À ce propos, le 31 juillet, deux étudiants américains en animation, Esteban Bravo et Beth David, proposaient avec In a Heartbeat un superbe court-métrage mettant en scène l’amour naissant entre deux garçons. Le début d’une vraie prise en compte de l’homosexualité par exemple ? Pas si sûr mais des voix s’élèvent, des talents naissent, et avec eux des idées, des visions qui pourront faire grandir les gamins de façon constructive, positive. “L’animation permet de toucher à l’universel de la condition humaine, sans que l’on ait besoin de se reconnaître physiquement dans un personnage”, conclut Luc Vinciguerra.