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Pourquoi quatre auteures de BD refusent le titre de “chevalier des Arts et des Lettres”

Pourquoi quatre auteures de BD refusent le titre de “chevalier des Arts et des Lettres”

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Par Anaïs Chatellier

Publié le

En élevant huit figures de la bande dessinée au rang de chevalier des Arts et Lettres, Fleur Pellerin ne devait pas s’attendre à une telle polémique. 

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Il s’agit d’une “promotion exceptionnelle“. Le 28 janvier, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a annoncé à travers un communiqué de presse que huit créateurs et figures de la bande dessinée seraient élevés au rang de chevaliers des Arts et des Lettres :

“Symboles du talent français, de l’expression créative dans l’art de la bande dessinée, ces auteurs, scénaristes, dessinateurs, chacun créateur d’un univers et d’une esthétique singulière, incarnent une bande dessinée engagée, en prise avec le quotidien, exprimant les inquiétudes et les enthousiasmes de leurs auteurs et de leur époque.”

Parmi les “heureux élus” figurent cinq femmes. Quatre d’entre elles, Julie Maroh, Chloé Cruchaudet, Aurélie Neyret et Tanxxx, ont annoncé qu’elles refusaient ce titre honorifique, dans des posts sur leur blog ou leur page Facebook, repérés par le site ActuaLitté.

“Une récupération politique”

Dans leur tribune, elles commencent d’abord par raconter la surprise que leur a procuré cette annonce alors que le ministère de la Culture n’a pas pris la peine de les prévenir. Tanxxx, qui a été la première à s’insurger le 31 janvier dans un post du blog “Des croûtes au coin des yeux”, était en train de “siroter peinarde [sa] bière au stand de 6 Pieds Sous Terre”, lorsqu’elle a reçu un texto d’un ami. “J’ai cru à une blague, penses-tu, ben non“, écrit-elle.

De son côté, Aurélie Neyret a appris la nouvelle par un ami sur Facebook : “Est-ce qu’il faut t’appeler Chevalière maintenant ?” “La surprise et l’incompréhension laissent vite place au sentiment d’être utilisée pour faire un coup de communication“, poursuit celle à qui l’on doit Les Carnets de Cerisesur un post Facebook publié le 1er février.

Dans le contexte tendu où s’est déroulé le festival de la BD à Angoulême, boycotté faute de parité et accusé de sexisme car aucune femme n’apparaissait dans la liste des nommés au Grand Prix, les artistes accusent le ministère de récupération politique.

Sans ce contexte particulier, je ne me serais jamais retrouvée ‘élevée’ au rang de chevalier, et même dans ce contexte, je ne vois pas en quoi j’ai mérité une médaille“, juge Aurélie Neyret. Quant à Julie Maroh, auteure du célèbre roman graphique Le bleu est une couleur chaude qui a inspiré La Vie d’Adèle, elle considère cette “médaille en chocolat” comme “une blague fumeuse“, dans un article intitulé “Chevalier de quoi ?” et publié sur son blog “Cœurs-forêts” :

“Alors, si là soudainement et dans ce contexte un ministère comptait me faire croire que mon “art” mérite une médaille de la part du pouvoir politique en place, non seulement je me sentirais instrumentalisée mais de surcroît insultée dans mon intelligence.

Qu’on n’essaye pas de me faire avaler ça, qu’on n’invoque pas mon talent lorsque la récupération politique est flagrante. J’ai 30 ans, merde ! J’ai publié deux romans graphiques, ‘d’esthétiques’ ni singulières ni abouties, je n’ai pas fini de ‘m’engager’ et surtout je ne suis le ‘symbole’ de RIEN.”

Chloé Cruchaudet, qui souhaite également être retirée de cette liste, a comme l’impression “qu’ils ont pioché, un peu au hasard, dans le tas“, les promus étant tous signataires de la charte contre le sexisme. Tandis que Tanxxx finit un long post de blog où elle explique pourquoi accepter ce titre est contre ses valeurs sans mâcher ses mots : “Chevalier mon cul, que crève l’état et son ministère.” À cela s’ajoute le fait que pour recevoir le prix, les “heureux élus” doivent débourser plus d’une centaine d’euros “pour un pin’s moche“, selon l’auteure de Velue et Esthétique et filatures, alors que les conditions précaires du milieu sont alarmantes.

“Nous avons besoin de mesures concrètes, pas de poudre aux yeux”

La polémique aurait peut être été moins retentissante si l’annonce n’avait pas été faite dans un contexte de précarisation pour la profession. Selon une enquête réalisée par les États généraux de la bande dessinée, les chiffres sont alarmants. Pas moins de 53 % des auteurs interrogés se définissent comme professionnels précaires, 71 % ont un emploi parallèle à celui d’auteur de bande dessinée,  53 % des répondants ont un revenu inférieur au Smic annuel brut, dont 36 % sont en-dessous du seuil de pauvreté. Si l’on ne prend en compte que les femmes, 67 % ont un revenu inférieur au Smic annuel brut et 50 % vivent sous le seuil de pauvreté.

À cela s’ajoute la récente réforme du Raap (régime de retraite complémentaire commun à tous les artistes auteurs et soumis à un seuil d’affiliation) “qui finira de saigner à blanc la profession”, selon Aurélie Neyret, qui assure : “Les femmes et les hommes dans la bande dessinée ont besoin de mesures concrètes, pas de poudre aux yeux.”

Ce qui fait dire à Chloé Cruchaudet, à qui l’on doit Mauvais Genre, qu’elle “trouve ça un poil indécent” et qu’à la place, “il y aurait plein d’initiatives concrètes à entreprendre. Par exemple, encourager le Festival international de la BD d’Angoulême à avoir des jurys mixtes, je pense que ça nous aiderait beaucoup plus.”

Face à la polémique, le ministère de la Culture et de la Communication s’est justifié auprès d’ActuaLitté : “Le refus d’une décoration n’est pas un phénomène exceptionnel, et chacun a le droit d’avoir ses raisons. Dans ce cas précis, cette décision a été rendue publique en réaction — et c’est compréhensible — à ce qui relève d’un dysfonctionnement interne au ministère. Les dessinateurs n’avaient pas été contactés ni concertés en amont et nous le regrettons vivement.”

Quoi qu’il en soit, on comprend la colère de ces quatre femmes, même si la décision du ministère partait sûrement d’une bonne intention. Et puis il faut dire que se retrouver distinguée d’un titre honorifique qui a été décernée également à Nikos Aliagas, Christophe Maé ou encore Shaka Ponk, ce n’est pas forcément la plus grande des récompenses.