“Africa” de Toto a 35 ans : petite histoire de la plus grande chanson du monde

“Africa” de Toto a 35 ans : petite histoire de la plus grande chanson du monde

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Par Arthur Cios

Publié le

Succès surprise, paroles cryptiques et hymne autoproclamé d’Internet : retour sur la meilleure chanson de Toto, “Africa”.

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Les spécialistes, journalistes et musiciens mettent souvent en avant l’importance des années 1960 et 1970 dans l’histoire de la musique moderne. Légitimement bien sûr, mais les années 1980 n’ont pas grand-chose à leur envier. Tenez, prenez 1983. Une sacrée année dans l’histoire de la musique, avec son lot de grands crus trustant les charts internationaux.

Il suffit de regarder les tops 100 de cette année-là pour comprendre l’ampleur de la chose : on y trouve “Billie Jean” et “Beat It” de Michael Jackson, “Let’s Dance” de David Bowie, “1999” de Prince, “I’m Still Standing” d’Elton John, “Sweet Dreams” d’Eurythmics, “Every Breath You Take” de The Police ou, dans un autre genre, “Eye of the Tiger” de Survivor. Par ailleurs, Madonna sortait son premier album, de même que Metallica ou R.E.M. Bref, vous avez saisi l’idée.

Mais n’oublions pas l’essentiel : le 5 février 1983 est le jour où “Africa” de Toto atteint la première place du top Billboard outre-Atlantique. Ce groupe, qui a déjà sorti trois albums avant Toto IV, disque où se trouve le single en question, n’avait jamais connu un tel succès, et n’en connaîtra plus jamais d’aussi fulgurant. Le single sera vendu à presque 2 millions d’exemplaires. L’album, porté par le tube, sera quant à lui triple disque de platine aux États-Unis, et aura été écoulé à près de 5 millions de disques dans le monde. Et c’est sans parler des six Grammy Awards reçus en 1983, dont celui du meilleur album. Rien que ça.

35 ans plus tard, “Africa” est le titre le plus iconique de la formation américaine. Il est devenu un hymne aussi bien pour les gens qui ont grandi avec le morceau que pour la nouvelle génération, qui s’est approprié ce tube, au point de devenir un mème tant il est aujourd’hui exploité sur les réseaux sociaux.

Retour sur la création de cette grande chanson, qui a failli ne jamais voir le jour.

Éducation catholique et spots de l’Unicef

Avant de sortir Toto IV, Toto tapait plus dans le rock que dans la pop. Le troisième album du groupe, Turn Back, sorti début 1981, qui voyait davantage s’exprimer les guitares et mettait les synthés de côté pour un aspect plus “rock de stade”, n’est pas ce qu’on pourrait appeler un grand succès commercial. Le disque ne dépasse pas la 41e place des charts américains, et peinera à se vendre aussi bien en Europe et aux États-Unis qu’au Japon où le public lui réserve cependant un accueil plus chaleureux. Surtout, aucun single ne sort du lot.

Le groupe retourne en studio en 1981 pour changer la donne, et ce avec une grosse pression du label. Steve Lukather, guitariste de la formation, explique à Billboard que la maison de disques leur a clairement fait comprendre :

“C’est votre dernière chance, sinon on vous lâche.” Ambiance.

Le groupe passe alors plusieurs mois à se replonger dans l’écriture et l’enregistrement des titres, avec en tête la recette de leur premier album, Toto, à savoir “juste faire des bonnes chansons et essayer de ne pas se préoccuper de si elles sont assez commerciales ou non”, comme le raconte David Paich, le claviériste. Un morceau se démarque du reste : “Rosanna”, futur single de l’opus.

Dans son coin, David Paich compose un petit quelque chose après avoir reçu un nouveau synthétiseur Yamaha, le CS-80, lui permettant de faire joujou sur son clavier avec des sons de marimba ou de kalimba, deux instruments originaires d’Afrique. Un jour, il commence à jouer au hasard une mélodie, qui sera le thème d’intro du futur “Africa”. Sur sa lancée, il fredonne des paroles, allant jusqu’à un refrain. Les phrases sortent naturellement.

Il raconte s’être arrêté net après la célèbre phrase “I bless the rain down in Africa” : “Attend une minute, je suis peut-être un peu talentueux, mais pas à ce point – Dieu m’utilise comme instrument, là !” Avant de poser sur le papier ce qu’il venait d’inventer. Il décide alors de composer les couplets et le reste du titre.

Certains voient dans les paroles une histoire de cœur, d’autres une déclaration d’amour à l’Afrique — continent où Paich n’avait alors jamais mis les pieds, ne connaissant l’immense territoire qu’à travers les photos, les spots de l’Unicef et ce qu’il pouvait lire dans la presse.

Il a d’ailleurs expliqué au Guardian l’origine des paroles :

“Une des raisons pour lesquelles j’étais dans un groupe de rock était que je voulais voir le monde. Gamin, j’étais fasciné par l’Afrique. J’adorais les films sur David Livingstone et les missionnaires.

J’étais dans une école pour garçons catholique et beaucoup de mes professeurs étaient partis en mission en Afrique. Ils me racontaient comment ils bénissaient les villageois, leurs bibles, leurs livres, leurs cultures et, quand il pleuvait, ils bénissaient la pluie. C’est de là d’ailleurs que vient la phrase ‘I bless the rains down in Africa’.

Ils disaient que la solitude et le célibat étaient le plus durs à supporter. […] Donc j’ai écrit à propos d’une personne dans un avion allant faire une mission seule. C’est une histoire d’amour romancée à propos de l’Afrique, basée sur ce que j’en imaginais. Les descriptions de ces paysages magnifiques venaient de ce que j’avais lu dans National Geographic.”

Marimba et course à poil sur Hollywood Boulevard

Il faudra six mois pour que Paich, qui doit bosser sur l’enregistrement du disque de Toto en priorité, finisse en secret sa version d'”Africa” et notamment les paroles qu’il réécrit en permanence – sauf le refrain, qui restera intact du début à la fin. 

L’enregistrement de Toto IV terminé, le musicien fait écouter sa composition aux autres. Le morceau lors de sa réception est, sans surprise, l’objet de blagues et de moqueries, notamment les lyrics. On lui glisse alors : “Eh bien, c’est chouette, mais tu devrais le garder pour ton album solo.” 

Mais après réflexions, pas mal de négociations et à la toute fin du processus d’enregistrement, alors qu’il ne manque plus qu’un titre sur les 15, “Africa” se glisse au final sur la dernière piste du disque. “Cela faisait une petite rupture à la fin de l’album – c’était un peu différent du reste”, raconte l’intéressé. “Africa” était à deux doigts de ne jamais connaître la lumière.

Depuis ses débuts, Toto produit ses morceaux en live. Contrairement à pas mal de groupes, les musiciens ont toujours préféré jouer tous ensemble et enregistrer tout le morceau comme s’ils étaient sur scène. Pour la première fois donc, Toto déroge à la règle puisque ici “Africa” va être enregistré instrument après instrument.

Il y aura d’abord l’intro, avec les percussions africaines que Jeff Porcaro et le célèbre percussionniste Lenny Castro créent une boucle rythmique qui tourne sans arrêt pour le reste des sessions. Suit alors un riff de synthé, puis un clavier, les guitares et la basse, avant que ne s’ajoute le marimba. Cette fois-ci, un véritable xylophone africain à résonateurs est utilisé, avec aux baguettes un certain Joe Porcaro, célèbre musicien et père de plusieurs membres du groupe. Arrive enfin le chant, avec pour la première fois Paich en voix principale du titre — pour l’anecdote, Tim Schmit des Eagles fait les harmonies sur la chanson.

Après l’enregistrement, le groupe continue d’être divisé sur un morceau pas très “Toto-friendly”. Mike Porcaro, bassiste de la formation décédé en 2015, se souvient ne pas du tout avoir voulu de cette chanson sur l’album.

Steve Lukather, le guitariste du groupe, se rappelle quant à lui sa réaction après l’avoir entendue :

‘Si c’est un hit, lui ai-je dit, je cours à poil tout le long de Hollywood Boulevard.’ Je pensais que c’était une très belle mélodie, mais je me souviens avoir écouté les paroles et lui avoir dit : ‘Dave, mec, Africa ? On vient de North Hollywood. Mais qu’est-ce que tu racontes, bordel ? I bless the rains down in Africa, tu te prends pour Jésus, Dave ?'”

Si “Rosanna” est le plus évident des titres à sortir en priorité, le label pousse pour que “Africa” devienne un single. Le résultat est un immense succès : le titre est joué en club partout dans le monde, se vend à des millions d’exemplaires, et permet à Toto IV de devenir le succès commercial escompté par la formation américaine. Steve ne courra jamais nu le long de Hollywood Boulevard. Et vous connaissez la suite.

Une deuxième vie grâce à Internet

“Africa” est au sommet pendant plusieurs mois, avant de tomber dans l’oubli. Néanmoins, depuis plusieurs années, la jeunesse redécouvre et s’approprie le morceau sur Internet.

Outre les très nombreuses reprises allant parfois jusqu’aux 14 millions de vues et remix en tout genre (on a une préférence pour la version “Bob l’éponge” sortie il y a deux mois), quasiment toutes répertoriées sur le génial subreddit r/TotoAfricaCovers, la page sur KnowYourMeme, aka le Wikipédia des mèmes, le site iblesstherainsdowninafrica, le titre cartonne.

Comment expliquer que le clip ait été visionné près de 300 millions de fois sur YouTube en moins de cinq ans et streamé plus de 270 millions de fois sur Spotify – soit bien plus que n’importe quel morceau des Beatles, de Led Zeppelin, de U2 ou encore de Madonna ?

La jeunesse ne s’est pas approprié le tube du jour au lendemain : la pop culture a joué un rôle. Depuis 2010, on a pu le voir dans un club de strip-tease chez Family Guy, en reprise beat-box par Donald Glover dans Community, dans un très bon sketch de Jimmy Fallon avec Justin Timberlake, ou encore chanté par les “memberberries”, ces petites baies incarnant la nostalgie toute puissante et l’adage “c’était mieux avant” dans South Park. Ce n’est pas pour rien qu’on retrouve le titre dans la symbolique bande-originale de Stranger Things, qui aime tant se baser sur la nostalgie des années 1980.

Les raisons de la résurgence du titre sont multiples mais finalement impossibles à déterminer à 100 %. Noisey, qui s’est penché très sérieusement sur la question, a d’abord trouvé cette reprise du chanteur libano-canadien Karl Wolf datant de 2007 et ayant fait un carton. Plus encore, le morceau sera utilisé en sample dans l’intro du très célèbre Eccojams Vol. 1, album que Daniel Lopatin d’Oneohtrix sort en 2010 sous le pseudo de Chuck Person, connu pour être en grande partie à l’origine de la mode de ce qu’on appelle la vaporwave.

Certains diront, de manière sans doute légitime, que le succès du titre de nos jours est en partie dû à sa présence sur la radio Emotion 98.3 de GTA Vice City en 2002-2003. D’autres parleront de “Murder Reigns”, cette chanson pas dingue de Ja Rule samplant le tube de Toto, en 2002. 

Mais c’est probablement J.D. de Scrubs qui le premier a assumé pleinement d’aimer ce qui était considéré jusque-là comme un simple plaisir coupable. Saison 5, début de l’épisode 7, 2006 : le personnage campé par Zach Braff chante dans son bain moussant le tube en question.

Et si tout venait de là, après tout ?

En réalité, c’est un tout : la présence du titre dans la pop culture, doublée d’une nostalgie latente pour les années 1980, l’arrivée du concept de mème mais aussi la qualité intrinsèque de la chanson. Car, reconnaissons-le, ce refrain est tout de même génial, particulièrement adapté à toutes les fins de semaines difficiles.

David Poeppel, professeur de psychologie et de neurosciences de l’université de New York, interviewé par Gizmodo, estime quant à lui, que “Africa” a de quoi être techniquement et scientifiquement la meilleure chanson de l’histoire. Peut-on vraiment le contredire ?